Lu pour vous - 12.11.2013

Concours de circonstances

Rares sont les personnages du romancier libanais Elias Khoury qui ne soient pas marqués par le malheur, comme si l’excellence de notre être, notre grandeur, consiste précisément dans cette souffrance. Tous  ses romans, La Porte du soleil, Yalo, Comme si elle dormait, ou encore Le Coffre des secrets, ont pour socle le venin de l’humanité et dans son sillage, des chemins de croix douloureux. Son nouveau roman, Sinalcol, le miroir brisé, qui vient d’être publié par les Editions Actes Sud, ne déroge pas à cette règle.

Mais cette fois, ce venin ne concerne pas seulement le Liban et sa longue histoire conflictuelle. Comme un rappel de La Porte du soleil, l’auteur greffe habilement à ce nouveau roman la tragédie palestinienne et son cortège de souffrances.
 
En revanche, l’écriture ne varie guère. Sans être, pour autant, une allégorie  au sens propre du terme, exigeant sinon la personnification d’être moraux, du moins l’image visuelle comme, par exemple, Les Grottes de Haydrahodahus, du Syrien  Salim Barakat, l’écriture métaphorique d’Elias Khoury dans son nouveau roman se devine aisément.

«Tu es revenu et tu as ramené avec toi tous les souvenirs désagréables. Dès le premier jour ma mère a dit que tu ne revenais pas pour construire un hôpital mais pour déterrer les tombes» (p.330)

Ces paroles sont de Hind, la femme que Karim Chammas avait connue et courtisée à Beyrouth alors en proie à la guerre civile, avant de s’établir en France, à Montpellier, comme dermatologue. Une dizaine d’années plus tard, il reçoit une lettre de son frère cadet, Nessim, lui proposant de revenir à Beyrouth pour diriger un hôpital qu’il a l’intention de construire. Pris par la fièvre du retour au pays natal, Karim laisse sa femme et ses deux filles à Montpellier et s’envole pour Beyrouth. Là, les souvenirs se réveillent, les langues se délient et les désillusions commencent.

Sinalcol, le miroir brisé rappelle tant par la localisation spatiale que par la structure, Le Coffre des secrets. Les trois principaux personnages de ce roman ont laissé place à Karim et Nessim, que leur père, Nasri, un personnage haut en couleur, pharmacien de son état, bon vivant, réputé pour ses talents de chimiste, «avait jumelés, leur imposant l’illusion de leur ressemblance, ce qui les avait marqués à vie.» (p.42). Leur caractère est hautement révélateur du confessionnalisme qui ronge le Liban  car bien que Karim et Nessim soient d’une famille chrétienne, durant la guerre civile le premier s’est rangé avec les gauchistes et les Palestiniens, et le second avec les phalangistes. Imbriqué à une multitude d’histoires, une kyrielle de destins souvent tragiques qui se croisent sur plusieurs plans, leur itinéraire prend vite l’allure d’une large métaphore illustrant la situation qui prévaut aujourd’hui au Pays du Cèdre.

Par cette écriture métaphorique Elias Khoury n’a pas voulu dépeindre dans Sinalcol, le miroir brisé, un simple voyage initiatique. Malgré les épreuves subies, Karim, le personnage principal,  ne possède pas l’étoffe d’un héros. Hind l’a surnommé Lazare «  dès qu’il était réapparu chez elle» (p..330) et Salma, la mère de Hind, l’a traité de lâche à plusieurs reprises pour avoir abandonné son vieux père alors que la guerre civile faisait rage. Comme tous les romans libanais évoquant ce fléau, l’œuvre d’Elias Khoury est avant tout un réel témoignage. Malgré les nombreux personnages référentiels et les mutiples dates et points de repère historiques qui soulignent avec force les préoccupations réelles ou fantasmées d’un peuple qui n’en finit pas de souffrir, cette œuvre n’est pas pour autant, un roman historique. Grâce à son écriture métaphorique, Elias Khoury vise surtout à transformer les péripéties de ses personnages en une prise de conscience lucide. Décrivant le caractère volage d’une des conquêtes féminines du personnage central, Elias Khoury nous livre cette réflexion si judicieuse :
 
«Karim pouvait affirmer que Ghazalé était le symbole des quiproquos de Beyrouth. Le recours aux symboles nous libère de notre responsabilité et transforme l’épreuve humaine en concours de circonstances. Il était venu à Beyrouth pour retrouver sa propre image, or il devait affronter un contexte qui ne supportait aucune interprétation. La guerre civile surpasse toutes les autres guerres, en ce qu’elle se fige dans la nudité des mots et des caprices.  Les pensées ne résistent que si elles sont coulées dans un moule, or la guerre civile n’a pas de moule, c’est tout juste un tas de miroirs brisés». (p.310)

Il faut préciser que cette image du miroir, reprise par plus d’un personnage,  court en filigrane dans tout le roman. Elle justifie, d’ailleurs, le titre :  ‘Sinalcol, le miroir brisé’. Karim qui éprouve « un mélange bizarre d’amour et de haine pour Beyrouth » (p.355), a le sentiment que cette ville «n’était plus qu’un miroir » (p.314). Or, s’il s’était enfui du Liban après avoir combattu dans les rangs des gauchistes et du Fatah, c’était parce qu’il souffrait de ne plus pouvoir distinguer son image de ce miroir, Sinalcol étant son nom de guerre, celui d’un «fantôme, tissé par les mots des autres, un matamore qui imposait…» (p.311). Pourtant Karim avait choisi au départ ‘Salem’ comme nom de guerre, mais son chef de groupe en décida autrement, préférant l’affubler de ‘Sinalcol’, (sans alcool, en espagnol), allusion à son refus catégorique, un jour, lorsqu’il s’est vu intimer l’ordre de tuer froidement un individu. 

Le lecteur est donc averti. Les conversations et les réflexions dans ce roman n’ont rien d’anodin. Si, par exemple, l’histoire de Khaled Naboulsi, de sa femme Hayet et de son oncle Yehya, dit Abou Rabhi, semble une longue digression, pour celui qui sait lire entre les lignes, elle constitue, de loin, le concours de circonstances par excellence, la ‘substantifique moelle’ de ce beau roman. A lire et à relire.

Rafik Darragi

Elias Khoury,Sinalcol, le miroir brisé, roman traduit de l’arabe (Liban) par Rania Samara, Editions Actes Sud, 480 pages.