Opinions - 23.08.2013

La seule issue honorable

1 – En politique, on est toujours peu ou prou le prisonnier d’intérêts partisans opposés. On se retrouve ainsi automatiquement porté à être avec les uns – le parti ou la coalition de partis à laquelle on appartient –, contre les autres – le parti ou la coalition des partis concurrents. Se préoccuper en priorité de l’intérêt général – les intérêts de l’Etat et du pays –, et ne pas se laisser conditionner par les intérêts particuliers, n’est pas tâche facile. Ceux qui s’imposent ce genre de discipline sont souvent tenus en suspicion, aussi bien par leurs amis que par leurs adversaires. C’est encore plus vrai en période de crise, lorsque la confrontation des partis se radicalise et pousse les différents protagonistes à se dresser les uns face aux autres, dans une sorte de montée aux extrêmes, camp contre camp.
 
C’est pourtant l’honneur de la politique de se soucier d’abord du bien commun. Cela en toutes circonstances, par temps calme comme dans les périodes agitées et même lorsque la recherche du bien commun risque d’entraîner une éventuelle perte d’influence sur le plan partisan. En Tunisie, j’ajouterai que c’est le devoir de la politique et sa première exigence que d’être capable de surmonter les clivages identitaires, qui divisent nos élites depuis maintenant de nombreuses décennies, et les condamnent à l’impuissance.
 
2 – Dans les régimes démocratiques stables, on peut généralement deviner à l’avance comment un pays ripostera s’il est victime de violences terroristes graves. Oubliant ses revendications sociales, la population se soudera en bloc derrière son Etat ; tandis que la classe dirigeante, majorité et opposition confondues, s’alignera derrière le gouvernement, stoppant sur le champ toute manifestation de dissension politique intérieure. L’agression terroriste est assimilée à un acte de guerre. Une menace pour l’ensemble de la collectivité nationale. Cette dernière réagit en lui opposant un large front uni, compact et sans fissures. L’unité des rangs s’impose spontanément à tous, parce que tous savent qu’elle est nécessaire pour se défendre, puis pour éliminer le danger. Une fois le péril écarté, chacun se dit qu’il sera toujours temps de revenir aux sempiternelles manifestations revendicatives et aux inévitables luttes de pouvoir…
 
En Tunisie, depuis deux ans, les événements évoluent selon des formes qui s’écartent considérablement du schéma qui vient d’être décrit. Alors que nous sommes confrontés à des actions terroristes à répétition, de plus en plus incisives et meurtrières, notre classe politique paraît incapable de s’entendre sur le minimum, incapable d’offrir autre chose que le spectacle dérisoire de ses rivalités et de ses surenchères. Avec des conséquences désastreuses : le pays est désemparé, l’économie est paralysée, le niveau de vie se dégrade, les institutions vacillent. Et tandis que l’Etat se délite chaque jour un peu plus, profitant de l’anarchie et du désordre, les groupes djihadistes se renforcent et s’enhardissent. 
 
Pourquoi un tel ratage ? Pourquoi gérons-nous nos affaires nationales de manière aussi imprévoyante, aussi calamiteuse, aussi suicidaire ? Les responsabilités sont multiples et partagées. Il faut les déterminer sans complaisance ni parti-pris si l’on veut trouver une issue et sortir du gouffre dans lequel nous sommes en train de nous enfoncer nous-mêmes.

Le jeu de Nida Tounes 

3 – Commençons par préciser les responsabilités au niveau de l’opposition. 
Depuis le 23 octobre 2011, nous sommes engagés dans un processus qui doit aboutir à l’établissement d’une nouvelle constitution et à la mise en place de nouvelles instances républicaines de régulation et de contrôle – le tout devant se conclure par la tenue d’élections générales et le retour du pays à un cycle de normalité et de stabilité politiques.
 
Les transitions démocratiques pacifiques ne sont jamais aisées. D’autant que les hommes et les réseaux du régime précédent sont toujours là. Et que l’on peut compter sur eux pour susciter ou exploiter les difficultés qui se dressent inévitablement devant le nouveau pouvoir, sinon pour l’empêcher d’agir, du moins pour orienter son action dans le sens le moins défavorable à leurs intérêts.
 
En Tunisie, c’est l’ex-Premier ministre Béji Caïd Sebsi et son parti Nida Tounes qui jouent le rôle peu glorieux de force politique représentant le passé. BCE a certes eu l’habileté, pour son parti, de recruter au-delà des seuls partisans de l’ordre ancien. Il a notamment réussi à bâtir une alliance avec des groupes de ce que l’on pourrait appeler la gauche réfractaire à l’islam politique, ce qui lui a permis d’avoir un impact plus large que s’il ne s’était appuyé que sur les vieux caciques du RCD.
 
BCE et Nida Tounes ont été de toutes les tentatives de déstabilisation. Utilisant les connexions dont ils disposent toujours au sein de l’appareil d’Etat, s’appuyant sur les médias qu’ils contrôlent encore en grande partie, ils ont entretenu une véritable atmosphère de guerre civile larvée. Ils ont systématiquement saboté les diverses initiatives de dialogue national. Ils ont instrumentalisé de façon particulièrement odieuse les différents attentats terroristes. Ils ont poussé l’outrance et la démesure jusqu’à donner l’impression, pour atteindre leurs fins, de ne pas hésiter à plonger le pays dans le chaos – ce qui leur a d’ailleurs fait perdre une bonne part de leur crédibilité auprès des chancelleries étrangères.
 
Ayant joué un rôle important lors de la première transition, l’ex-Premier ministre pouvait espérer laisser une trace dans les annales de l’histoire nationale, en réconciliant, même sur le tard, le bourguibisme et la démocratie. Campé sur les privilèges de son clan, animé par une ambition dévorante, qu’il maîtrise d’autant moins qu’elle a été longtemps contrariée, BCE a choisi d’achever sa carrière sur un autre registre, celui de l’esprit revanchard, que n’étouffe aucun scrupule et qui n’hésite pas à spéculer sur le pire pour préserver les avantages d’une minorité.
On peut regretter un tel choix ; à la vérité, on ne devrait pas s’en étonner beaucoup.

L’opposition démocratique et progressiste 

4 – Ce qui est plus étonnant, par contre, c’est le comportement du reste de l’opposition. Je vise les partis démocratiques ou progressistes qui se sont naguère opposés au régime Ben Ali et qui ont décidé de rester dans l’opposition après les élections de 2011. Plusieurs de ces mouvements avaient pourtant été partie prenante de l’initiative du 18-Octobre, qui avait mis en évidence le caractère nécessaire et durable de l’alliance des « laïques » et des « islamistes », pour abattre la dictature et édifier la démocratie.
 
Leurs performances électorales en 2011 avaient été dans l’ensemble modestes ; fort loin, en tout cas, de ce qu’ils prévoyaient. La déconvenue fut particulièrement cinglante pour les milieux progressistes (PDP, POCT, Watad, etc.). Ils avaient été le fer de lance du combat contre l’ancien régime. Et ils ont dû estimer que leur engagement idéologique en faveur des classes populaires suffisait à leur garantir des scores honorables aux premières consultations libres organisées dans le pays.
 
Quoi qu’il en soit, on peut dire sans risque de se tromper que pour beaucoup de dirigeants et de militants, le résultat des élections n’était ni compréhensible ni même acceptable. Ils n’ont donc ni compris ni accepté leur défaite, et encore moins compris et accepté la victoire de leurs adversaires – lui déniant, par conséquent, toute espèce de légitimité. 
 
Le climat politique postérieur au 23 octobre s’est ainsi trouvé miné depuis le départ. Il n’était plus question de faire d’abord réussir la transition ; il s’agissait au contraire d’aller au plus vite vers de nouvelles élections, pour effacer le traumatisme de celles qui venaient à peine de se tenir.
 
A cette première entorse à l’éthique démocratique, qui n’a affecté qu’une partie de l’opposition, s’en est ajoutée une autre, qui a concerné tout le monde, presque sans exception. L’opposition s’est, en effet, trompée de contexte, confondant ce qu’il convenait de faire en période de transition, avec ce qu’il était permis de faire dans un système démocratique d’ores et déjà constitué.
 
Les démocraties établies, pourvues d’institutions rodées, sont des structures stables et solides. Elles peuvent absorber sans dommage toute sorte de chocs et de secousses. Ce n’est pas le cas avec les régimes de transition. Ils n’ont ni institutions ni procédures expérimentées de gestion des tensions et des conflits. Coincés entre un passé dictatorial qui est toujours présent et un futur démocratique qui ne l’est pas encore, ces régimes intérimaires sont, par nature, fragiles et instables.
 
Il en découle qu’ils ne peuvent fonctionner qu’en organisant le consensus le plus large. Un tel consensus est d’ailleurs indispensable, puisque les tâches à accomplir – chez nous, je le répète : rédiger une constitution acceptée par le plus grand nombre ; mettre en place les institutions républicaines dont le caractère impartial serait incontesté ; définir le nouveau cadre légal régissant l’activité des partis, des médias, l’organisation des élections… – ne sont pas des tâches partisanes antagoniques, mais des tâches nationales communes, intéressant toute la classe politique et l’ensemble du pays.
 
Les périodes de transition établissent le nouveau contrat social, le cadre et les règles devant organiser le vivre-ensemble pacifique dans le système démocratique à édifier. Ce contrat engage tous les acteurs et exige leur totale adhésion. C’est pour cette raison que le principe de la majorité simple est remplacé par celui des majorités renforcées (deux tiers, voire trois quarts). Les dirigeants de l’opposition n’ont pas su adapter leurs comportements aux spécificités historiques du moment. Ils n’ont pas compris que la démocratie se bâtit d’abord avec de l’abnégation et de la vertu.
 
Dès novembre 2011 – avant même la constitution du gouvernement ! – le pays s’est ainsi trouvé entraîné dans une sorte de guerre politique permanente, où tous les mauvais coups étaient permis. Comment espérer avancer dans ces conditions et maintenir la population mobilisée ? Les dérives que l’on a pu constater depuis – y compris l’alliance grotesque conclue ces dernières semaines entre le Front de gauche et Nida Tounes – s’expliquent par ces vices de départ. Ce qui conduit à reconnaître que la culture démocratique est encore loin d’avoir pénétré en profondeur la pensée des acteurs politiques de ce pays. A l’insuffisance de culture démocratique, on pourrait sans doute ajouter un défaut de sens patriotique. On se consolera en disant que ce n’est pas surprenant après un demi-siècle de tyrannie et d’abrutissement…
 
5 – Les responsabilités de l’opposition dans la crise sont indéniables. L’admettre ne diminue en rien les responsabilités de la troïka au pouvoir, autrement plus graves et  lourdes de conséquences.
Comme son nom l’indique, la troïka est une coalition de trois partis. Etant donné la place prépondérante qu’occupe En-Nahdha en son sein, parler des responsabilités de la troïka, c’est parler en premier lieu des responsabilités de ce parti, qui concentre entre ses mains l’essentiel du pouvoir exécutif, confinant Et-Takattol et le CPR à un rôle peu gratifiant de forces auxiliaires sans influence véritable.
 
Ce n’est pas ici le lieu de dresser un bilan complet de l’action d’En-Nahdha depuis vingt mois. Je n’insisterai que sur deux points, qui ont beaucoup pesé dans la dégradation continue de la situation : 1) le traitement de la question du terrorisme ; 2) la gestion politique de la transition.

En-Nahdha et le terrorisme

Pour quantité de Tunisiens, intoxiqués durant des années par la propagande de l’ancien régime, salafistes, djihadistes, talibans, wahabis, frères musulmans, nahdhaouis – toutes ces appellations désignent une seule et unique réalité. Celle d’une nébuleuse transnationale, mystérieuse et inquiétante, riche en hommes et en ressources, dotée d’un état-major central clandestin, lancée à la poursuite d’une chimère d’inspiration totalitaire – le califat mondial –, et utilisant tous les moyens pour atteindre ses objectifs, avec une prédilection marquée pour la violence et la terreur.
 
Cette image maléfique, fabriquée dans un but de diabolisation de l’adversaire, est évidemment fausse. Et injuste. Elle n’en existe pas moins dans les représentations conscientes ou inconscientes de bon nombre de nos concitoyens. En accédant au pouvoir après les élections de 2011, En-Nahdha avait par conséquent comme urgente obligation de rassurer le pays sur ses véritables intentions. De cette manière, elle aurait démontré sa capacité à se hisser à la hauteur des nouvelles fonctions qui étaient désormais les siennes – celles d’un parti de gouvernement, mesurant ses obligations et apte à conduire la transition vers l’Etat de droit.
 
Trois séries de mesures devaient être prises pour assurer définitivement l’ancrage d’En-Nahdha dans un projet démocratique moderne : 1) la transformation du mouvement en parti politique, par l’abandon de ses activités parallèles de prosélytisme religieux ; 2) sa démarcation radicale – sur les plans doctrinal et organisationnel – d’avec le référentiel salafiste ; 3) sa dénonciation sans réserve du terrorisme islamiste – le djihadisme – et la mobilisation immédiate des forces de sécurité dans la répression de ce fléau, afin de l’éliminer avant qu’il ne prenne souche et s’installe durablement sur notre sol.
 
Sur ces trois plans décisifs, le bilan d’En-Nahdha apparaît proprement désastreux. Non pas que rien n’ait été fait. Mais ce qui a été fait l’a été de manière hésitante et constamment avec retard. On a vu se multiplier les annonces non suivies d’effet, les reports de décision, les demi-mesures, les discours contradictoires, les faux-fuyants, la duplicité, le laxisme et la complaisance. Au point qu’aujourd’hui, presque deux ans après son arrivée aux plus hautes marches de l’Etat, En-Nahdha est toujours un mouvement mi-politique mi-prédicateur – ce qui permet aux imams nommés dans les mosquées d’accuser les partis d’opposition d’être des ennemis de Dieu et de l’islam –, le salafisme est toujours présent dans ses rangs – y compris dans ses instances dirigeantes – et, plus gravement encore, ses rapports avec le djihadisme sont toujours marqués, en pratique, par une marge insupportable d’ambiguïté.
 
Pour être impartial, tout en admettant qu’En-Nahdha a commencé sa mutation démocratique, force est de reconnaître qu’elle est encore loin du seuil à partir duquel cette mutation deviendrait irrécusable et irréversible. En bref, la transformation ne s’est pas opérée avec l’esprit de suite et la rapidité qu’exigeaient les événements. Résultat : le phénomène terroriste, hier embryonnaire, constitue désormais une menace majeure pour le pays.
Dès lors, si l’on ne peut pas affirmer de bonne foi qu’En-Nahdha soit directement coupable des crimes djihadistes, on ne peut pas l’exonérer d’avoir à assumer une part de responsabilité politique et morale à leur égard. Ce premier constat entraîne une conclusion inévitable : après le gouvernement Jebali, le gouvernement Larayedh ne semble pas qualifié pour protéger le pays et les citoyens. Il doit en tirer les conséquences, automatiques en pareil cas : présenter la démission de son cabinet et demander qu’on le remplace.

En-Nahdha et la gestion politique de la transition 

6 – Comme les autres composantes de la mouvance frères musulmans dans le monde arabe, le parti En-Nahdha provoque un profond clivage dans le pays, cela depuis sa création. Il exerce ce que l’on pourrait appeler un effet simultané d’attraction et de répulsion. Une partie de la population lui est acquise quoi qu’il fasse, une autre l’exècre de façon aussi viscérale. Ces attitudes contradictoires sont particulièrement marquées parmi les élites, qui lui sont largement hostiles.
 
En arrivant en tête lors des élections d’octobre 2011, En-Nahdha avait l’opportunité de mettre un terme final à cette ambivalence à son égard. Comment ? En maîtrisant sa victoire. En se comportant avec modestie. En répondant à la méfiance par la confiance. Et, pratiquant une philosophie de la main tendue, en invitant les principales forces politiques à la rejoindre dans un grand gouvernement de coalition, de sorte à ce qu’elles apprennent à travailler ensemble et collaborent sans arrière-pensée à la conduite du processus de transition, dont la réussite exigeait la plus entière cohésion nationale possible.
 
J’ai parlé des préventions de l’élite moderniste à l’égard de l’islamisme. C’était l’occasion de les surmonter, sinon de les faire disparaître. Encore fallait-il que les dirigeants islamistes se montrent capables de triompher de leurs propres préventions. Les premiers temps, pourtant, l’impression prévalut que les choses allaient s’orienter dans la bonne direction. Disposant de 42% des sièges à l’ANC, le parti En-Nahdha avait besoin d’alliés pour gouverner.
 
C’est ainsi que la troïka vit le jour. La distribution des présidences entre les trois partis eut un impact symbolique très positif. Ne restait plus qu’à faire les gestes d’ouverture nécessaires à l’adresse des autres courants pour désamorcer leurs réticences et espérer parvenir au minimum d’entente et de coopération qu’exigeait la situation.
 
De fait, la volonté hégémonique d’En-Nahdha s’était exprimée dès le début. Déjà lors de la négociation de la « petite constitution » définissant les attributs des deux têtes de l’exécutif, les prérogatives du chef de l’Etat avaient été rognées jusqu’à perdre toute signification. Le refus de partager s’est manifesté ensuite dans la formation du gouvernement, où les islamistes se sont réservé les trois-quarts des ministères, dont la totalité des postes-clefs, ne laissant au CPR et à Et-Takattol que la portion congrue. On s’est vite rendu compte alors que ces deux partis étaient peut-être entrés au gouvernement, mais qu’ils n’avaient certainement pas accédé aux leviers du pouvoir.
 
Cette gestion sectaire des relations entre alliés n’est pas restée sans suites politiques. S’estimant floués, nombre de cadres et de députés CPR et Et-Takattol démissionnent, donnant le signal du départ à des vagues successives de militants. En à peine un trimestre, l’image de la troïka s’était considérablement abîmée aux yeux de l’opinion publique. Son assise parlementaire s’était rétrécie, sa base sociale réduite et elle n’apparaissait plus comme une alliance entre trois partis aux identités distinctes et affirmées. Dorénavant, la troïka serait perçue comme l’émanation de la seule En-Nahdha, ses partenaires faisant figure de comparses, prêts à toutes les vilénies pour se partager les miettes laissées par un protecteur abusif et arrogant.
 
Goguenards, les dirigeants islamistes ont regardé leurs alliés s’enfoncer dans la difficulté et la compromission, sans comprendre qu’une telle débandade – en faisant exploser la crédibilité politique de la coalition – annonçait leur propre isolement et leurs propres difficultés à venir.
 
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Les relations avec le reste du camp démocratique et progressiste furent gérées avec la même brutale désinvolture. Leurs députés furent écartés de la présidence de toutes les commissions parlementaires. Afin de les empêcher de continuer à jouer un rôle, les instances de régulation et de contrôle mises en place durant la première transition furent systématiquement attaquées et leurs dirigeants soumis à des campagnes de diffamation incessantes – notamment Kamel Labidi et Kamel Jendoubi, pourtant des militants de la première heure. Le comportement à l’égard de Kamel Jendoubi – qui avait joué un rôle unanimement apprécié à la direction de la première ISIE – fut spécialement odieux, puisqu’on chargea le Tribunal administratif de fabriquer un rapport mettant en cause et sa gestion et sa probité personnelle. Avec les organisations sociales, l’UGTT et l’UTICA, on ne se contenta pas de ne pas les associer, on employa à leur égard les vieilles méthodes de l’intimidation et du chantage : locaux vandalisés, interdictions de voyage, racket, etc.
 
Tout se passait comme si En-Nahdha cherchait à imposer sa loi à tous. Les électeurs l’avaient plébiscitée en lui accordant la première place : elle était persuadée que cette distinction lui conférait tous les droits, sans comprendre qu’en réalité elle la chargeait de plus de devoirs. Petit à petit, l’ensemble des acteurs politiques et sociaux fut placé devant les choix suivants – soit se soumettre, soit se démettre, soit encore résister et courir le risque de se faire agresser et laminer. Une véritable milice fut d’ailleurs mise sur pied dans cette optique, les tristement fameuses Ligues de protection de la révolution (sic).
 
La logique des nouveaux gouvernants s’avérait être une logique de prédateurs. Le comble fut atteint lorsque les victimes les moins courageuses, après avoir fait allégeance, se rendirent compte que le manque de caractère ne suffisait pas à les prémunir de la spoliation. Sortie d’une longue période d’abstinence, En-Nahdha était affamée : elle voulait tout pour elle et rien pour les autres – même quand ils se conduisaient en larbins.
 
Cette politique stupide ne pouvait mener loin. Les partisans du régime déchu avaient été défaits à plate couture lors des élections. Les quelques députés qu’ils parvinrent à faire élire n’étaient pas même assez pour constituer un groupe parlementaire autonome. Leur perte d’influence, à ce moment, était extrême. Moins d’un an après, Nida Tounes voyait le jour. Sa progression fut irrésistible : elle se nourrissait directement des erreurs commises par ses adversaires. Ainsi, très rapidement, le parti de Caïd Sebsi parvenait à se créer une base populaire. Mieux encore, il parvenait à organiser des coalitions électorales avec les autres courants d’opposition : 2 partis d’abord, El-Joumhouri et El-Massar, puis 5, puis 15, puis beaucoup plus encore.
 
Au lieu que ce soit la troïka qui établisse des réseaux d’alliance avec les forces intermédiaires, pour isoler les tenants de l’ordre ancien, c’était ces derniers qui parvenaient à nouer de telles relations, encerclant et isolant politiquement les nouveaux partis au pouvoir.
 
Pendant ce temps, En-Nahdha regardait les choses filer, sans réagir ni même paraître s’alarmer outre mesure. C’est qu’elle avait un plan en tête, qu’elle estimait plus important que tout le reste. Et dans la réalisation duquel elle progressait de façon méthodique, sans trop se soucier de l’agitation alentour. Ce plan, c’était la colonisation progressive de l’administration et de l’Etat.
 
Le travail de conquête s’est articulé autour de deux axes, horizontal et vertical. Grâce aux ministères qu’elle contrôlait directement – et aux autres, contrôlés indirectement –, En-Nahdha a systématiquement avancé ses pions, soit en plaçant ses hommes, soit en retournant ceux de l’ancien régime, en particulier les plus corrompus, qui n’étaient pas en position de lui résister.
 
Parallèlement à l’entreprise de verrouillage au niveau de l’administration centrale et du secteur public, En-Nahdha s’est appliquée avec une égale opiniâtreté à développer son implantation verticale, en plaçant ses propres agents aux principaux postes de décision et d’exécution. Au total, les mouvements d’affectations ont concerné plusieurs milliers d’individus : directeurs de département, chefs de division, chefs de service, PDG et DGA d’offices centraux et d’entreprises publiques, gouverneurs, délégués et premiers délégués, maires, omdas, etc. – une masse énorme de postes rapportés à une population totale de seulement 11 millions d’habitants.
 
En moins d’un an – sous le patronage du gouvernement Jebali, l’homme qui s’affiche aujourd’hui démocrate –, le maillage fonctionnel et territorial du pays était achevé dans ses grandes lignes. Il obéissait à plusieurs objectifs complémentaires : 1) répondre aux demandes de promotion des militants islamistes, longtemps écartés des privilèges et des honneurs, quand ils n’étaient pas carrément interdits de travail, bien sûr, mais surtout 2) noyauter l’administration par des hommes dont on pouvait être certain qu’ils appliqueraient les consignes du parti, et 3) disposer de points d’appui – notamment à travers les services économiques et sociaux – pour développer les réseaux de clientèle, fidélisant ainsi la base électorale et l’élargissant.
 
Les élections du 23 octobre avaient pour but de désigner les équipes chargées de conduire la deuxième transition. On a dit que l’opposition n’avait pas compris ce qu’une telle perspective lui imposait comme retenue. Au regard de ce qui précède, on est obligé d’ajouter qu’En-Nahdha n’a pas davantage compris où se situait son devoir. Elle devait gérer une situation exceptionnelle de la manière la plus démocratique, la plus inclusive et transparente possible. Au lieu de quoi elle a multiplié les basses manœuvres pour faire du résultat de ces élections, non pas une responsabilité qui l’obligeait, mais un tremplin pour fausser le résultat des élections à venir.
En droit commercial, de telles pratiques déloyales portent un nom, l’abus de position dominante, et elles sont punissables par la loi. Depuis son arrivée au pouvoir, En-Nahdha en a abusé. Elle a accumulé les exactions, les fraudes et les tricheries, détruisant ainsi elle-même les bases éthiques de la légitimité que lui avaient accordée les urnes. Pour cela, elle devrait être sanctionnée. Elle devrait reconnaître ses torts et être obligée de les rectifier. D’autant que l’Etat, dont elle a voulu faire sa propriété, se retrouve aujourd’hui plus désorganisé et inefficace qu’il ne l’a jamais été. Il est impératif de stopper cette dérive. 
 
En remplaçant Hamadi Jebali à la tête du gouvernement, Ali Larayedh avait pris l’engagement, par écrit, de mettre fin aux écarts enregistrés sous son prédécesseur. Il n’a pas tenu parole. Pour cette raison aussi, son gouvernement doit partir.

La responsabilité d’Et-Takattol et du CPR 

7 – Je viens de traiter du bilan d’En-Nahdha en matière de lutte contre le terrorisme et de gestion du processus de transition. J’ai indiqué qu’en raison de la place qu’il occupait dans la troïka, les responsabilités de ce parti étaient incomparablement plus significatives que celles de ses deux alliés, le CPR et Et-Takattol. Mais même relativisées, les responsabilités de ces derniers mouvements sont réelles et méritent d’être dénoncées.
Pesant au départ une cinquantaine de députés (contre 89 aux islamistes), Et-Takattol et le CPR disposaient d’un poids conséquent, de nature à leur permettre de se faire respecter et de limiter les tentations expansionnistes de leur partenaire plus puissant. Il aurait fallu pour cela qu’ils s’entendent sur une ligne de conduite commune et qu’ils nouent – malgré les difficultés de l’opération – une sorte de partenariat privilégié avec les divers courants de l’opposition démocratique. En d’autres mots, ils auraient dû se comporter comme s’ils faisaient partie d’un bloc, doté d’une force de frappe équivalente à celle d’En-Nahdha, capable de contenir ses débordements et de l’obliger à faire demi-tour en cas de besoin.
 
Or les deux partis ont fait exactement le contraire. Ils ont non seulement négligé leurs alliés potentiels dans l’opposition, mais poussé la myopie jusqu’à vouloir faire chacun cavalier seul dans les relations avec En-Nahdha, s’imaginant pouvoir ainsi obtenir plus de bénéfices que le voisin.
 
Jouant de leur incapacité à s’entendre, exploitant leur rivalité et leurs divergences, En-Nahdha s’en est donnée à cœur joie, parvenant sans peine à les maintenir tous deux dans un étroit rapport de soumission et de dépendance – tout en réduisant sans relâche l’espace politique dans lequel l’un et l’autre mouvement pouvait évoluer et grandir.
 
C’est ici précisément que se situe la responsabilité fondamentale du CPR et d’Et-Takattol. Ils avaient rejoint la troïka pour former une coalition de type nouveau, se plaçant au-dessus de la fracture entre islamistes et modernistes. En acceptant – par lâcheté ? par égoïsme ? par opportunisme ? – de se laisser abuser sans vraiment réagir, en acceptant de se laisser réduire à un rôle subalterne, le CPR et Et-Takattol ont objectivement contribué à donner corps à l’idée selon laquelle la troïka n’était qu’une couverture, un leurre au service des seuls intérêts d’En-Nahdha.
 
A partir de là, eux-mêmes ne pouvaient plus être autre chose que des faire-valoir, disqualifiés pour participer en quoi que ce soit à la résorption de la faille identitaire qui traverse le pays jusque dans ses profondeurs. Ils n’étaient plus en mesure d’aider à surmonter la polarisation parce qu’ils étaient devenus partie prenante de celle-ci.
Et maintenant ?
 
8 – Au terme de ce rapide survol, le tableau d’ensemble paraît sombre, déprimant, presque désespérant. Pareille évolution était-elle évitable ? La question n’a plus beaucoup d’intérêt aujourd’hui.
Les différents protagonistes auraient pu s’appuyer les uns sur les autres et tirer d’eux-mêmes le meilleur. Les choses se sont agencées différemment et, chacun prenant prétexte de la mauvaise foi de l’adversaire, tous ont rivalisé de médiocrité pour nous tirer vers le bas, vers la suspicion, vers l’invective, vers la surenchère et l’affrontement.
 
Telles ces mauvaises peintures qui ne révèlent leur vilaine couleur qu’après usage, les principales forces politiques du pays se donnent à voir désormais pour ce qu’elles sont vraiment. Et le spectacle n’est pas engageant. Les regrets n’ayant jamais été une solution, il faut se demander s’il reste malgré tout des initiatives à prendre, pour tenter de conjurer la catastrophe avant qu’elle ne s’abatte sur nous.
 
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Après l’assassinat de Mohamed Brahmi et les attaques criminelles contre l’armée, la situation s’est brutalement dégradée. Le risque n’a jamais été aussi grand qu’elle devienne rapidement explosive et dégénère. Le pays n’a jamais été aussi nettement séparé entre deux camps hostiles. La fracture ne se limite pas à la classe politique. Chacun rameutant ses troupes et ses partisans, elle est en train de se propager dangereusement à travers le corps social tout entier. Nous vivons depuis plus d’une semaine au rythme quotidien des occupations et des contre-occupations, des sit-in et des contre-sit-in, des manifestations et des contre-manifestations. Les masses mobilisées sont de plus en plus imposantes. On les sent déterminées, désireuses d’en découdre. Hormis quelques bousculades, tout se passe de manière à peu près pacifique jusqu’à présent. Nul ne peut assurer cependant que les événements resteront encore longtemps tenus sous contrôle. Les sentiments de rejet sont si exacerbés, en effet, de part et d’autre, que le pire peut survenir à chaque instant.
 
Que faire pour arrêter la marche vers le désastre ? Que faire pour trouver une issue à la crise, cela avant que les puissances étrangères ne s’en mêlent comme il y a à peine un mois en Egypte ?
 
A mon avis, la solution existe, et elle semble évidente après les analyses qui viennent d’être développées : le parti En-Nahdha doit comprendre qu’il est allé trop loin et comprendre qu’il doit maintenant mettre fin à ses manœuvres souterraines. Exprimé en termes concrets, cela signifie que le gouvernement Larayedh doit admettre son échec. Et laisser la place.
 
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Ce qui domine la scène politique ces jours-ci et rend les comportements des uns et des autres à ce point irrationnels, c’est la peur, autrement dit une perte de confiance totale dans le vis-à-vis. C’est ce qui explique l’obstination acharnée que met En-Nahdha à défendre « sa » légitimité, et c’est ce qui explique également l’espèce d’exaltation nihiliste de ses adversaires, exprimée dans la demande de dissolution de toutes les institutions issues du vote du 23 octobre.
 
Ces revendications diamétralement opposées reflètent l’impasse dans laquelle se trouvent les deux camps. Elle témoigne de leur incapacité à se transcender, à se situer sur un plan qui surmonte leurs différences – leur incapacité à prendre en compte non pas les intérêts et les aspirations d’une partie, mais les intérêts et les aspirations de l’ensemble des Tunisiennes et des Tunisiens. Le pays a besoin de confiance, besoin de sécurité, besoin d’unité, besoin de réconciliation, besoin d’espérance ; il n’a certainement pas besoin d’être excité et dressé contre lui-même.
 
Vouloir faire table rase et repartir de zéro est une démarche infantile. L’existence de l’ANC ne peut pas être mise en cause, même si des décisions rigoureuses doivent être prises pour encadrer et accélérer ses travaux. Mais le gouvernement Larayedh doit démissionner, parce qu’il n’y a plus que ses proches partisans qui se reconnaissent en lui et que ceux-ci, même s’ils restent nombreux, ne suffisent pas à former une majorité. En période de transition, et sauf à lui faire courir d’immenses périls, on ne dirige pas l’Etat sans l’adhésion populaire la plus vaste et la plus manifeste.
 
Le gouvernement Larayedh doit partir afin que le calme et la tranquillité publique soient rétablis. Par quoi le remplacer ? Par un gouvernement de large union nationale. J’entends par là un gouvernement ramassé, présidé par une personnalité indépendante, acceptée par tous, où les ministères de souveraineté (parmi lesquels j’inclus les Finances et les Affaires religieuses) seraient également attribués à des personnalités indépendantes, et où les autres portefeuilles – qui ne devraient pas dépasser la vingtaine –, seraient répartis de façon égale entre les principaux partis, choisis à l’intérieur d’un éventail allant d’En-Nahdha à Nida Tounes – parce que l’union nationale, nécessaire en situation d’urgence, ne saurait tolérer nulle exclusive.
 
Les missions d’un tel gouvernement peuvent être aisément définies. Elles s’organisent autour de trois priorités : 1) renforcer la sécurité et optimiser la répression du terrorisme ; 2) s’attaquer aux dossiers économiques et sociaux les plus brûlants ; 3) gérer la dernière étape de la transition en réunissant les conditions minimales indispensables à la réussite des prochaines élections. Dans la neutralité de l’administration et des mosquées, l’égalité des chances et la transparence.
 
Ces propositions relèvent du simple bon sens. Mais deux questions restent en suspens. Première question : est-ce que les différents partis sont capables de travailler ensemble, malgré ce qui les sépare et après s’être autant déchirés ? Je pense qu’ils le peuvent, parce qu’ils le doivent. Deuxième question, qui s’applique directement à En-Nahdha : est-ce que ce parti est capable d’entendre enfin raison et d’accepter de limiter ses prétentions ? C’est mon vœu le plus cher. En tout état de cause, je me dis que sur ce point précis, les dirigeants du CPR et d’Et-Takattol ont un rôle décisif à jouer. Et que s’ils se décidaient à le faire pleinement, ils y trouveraient l’occasion de sauver le pays. Et sans doute leur honneur.
 
Je veux espérer qu’il ne soit pas trop tard.
 
A. K – 5 août 2013
 
(*) Aziz Krichen, Ministre-Conseiller auprès du président de la République