Lu pour vous - 12.08.2013

Mongia Mabrouk Amira: Souvenirs d'une jeune Tunisienne des années 30 à 52

Etudiante à Alger et à Paris
 
(…) Une fois mon bac en poche, je fus encouragée à poursuivre mes études supérieures.
 
C’est alors que surgirent les difficultés. A cette époque, il n’y avait pas d’enseignement supérieur en Tunisie. Il fallait se rendre à l’étranger. Or, je n’avais jamais quitté ma famille ni Tunis et à plus forte raison la Tunisie. Comment envoyer une jeune fille musulmane toute seule vers des horizons inconnus ? Il n’en était pas question.
 
Pour mon père, la solution était fort simple :
 
- «Cela suffit, à présent tu as un bon niveau, tu es bachelière, c’est très bien, tu vas pouvoir entrer dans l’administration et gagner amplement ta vie».
 
Mais les intellectuels de l’époque ne l’entendaient pas de cette oreille :
«Comment ? Maintenant que nous avons ce prodige, cette graine, nous allons abandonner et la laisser moisir? Nous voulons former une élite féminine, elle sera le moyen qui nous conduira à notre but. Il faut absolument qu’elle poursuive ses études». Ainsi parlaient  Messieurs Mustapha Sfar Cheikh El Médina, Mohamed Attia proviseur du Lycée Sadiki,  Othman Kaâk, Mohamed Salah Mzah et tant d’autres...
 
Que Dieu ait leur âme !
 
Les démarches auprès de mes parents se firent de plus en plus pressantes. Ils ne voulaient pas que j’aille en France, trop lointaine à leurs yeux. On finit par opter  à l’unanimité pour l’Algérie.
 
On rassurait mes parents : «C’est un pays voisin et musulman comme nous. Votre fille n’aura pas à traverser la mer».
L’une de mes professeurs, Mademoiselle Graaf épouse De La Salle, se chargea de toutes les formalités. Elle m’inscrivit à la faculté des Lettres d’Alger et dans un foyer pour étudiantes.
 
J’étais censée préparer ma licence d’arabe  mais les choses n’étaient pas si simples! Il n’y avait pas de cours d’arabe et les quelques jeunes filles musulmanes instruites apprenaient tout, sauf leur propre langue.
 
En ces temps-là, les avant-gardistes pensaient à juste titre que l’émancipation de la femme musulmane ne pouvait s’accomplir que si elle possédait une base solide en langue, littérature et civilisation arabes. Je devais donc me former en ce domaine afin de pouvoir à mon tour transmettre mon savoir à mes compatriotes.
 
Les efforts de tous furent couronnés de succès. Mes parents finirent par accepter «l’exil» de leur fille. J’étais moi-même toute effarouchée à l’idée de quitter ma famille. Les préparatifs de mon départ allaient bon train.
 
Tout était donc prêt pour la rentrée prochaine quand ....la guerre éclata!
 
C’était en septembre 1939, la France déclara la guerre à l’Allemagne.
 
Envoyer une jeune fille toute seule à l’étranger en temps de paix passe encore,  mais en temps de guerre ? Il n’en était pas question ! Là, c’était trop risqué ! Tous les projets et toutes les démarches tombèrent à l’eau.
 
On écrivit donc à Alger une lettre de désistement et je restais en Tunisie.
 
****

Jusque-là, mon Brevet d’arabe me permettait d’enseigner au Lycée Sadiki mais  avec mon Diplôme supérieur d’arabe en poche et grâce à l’intervention du directeur lui- même, l’Education nationale accepta de me donner le titre de professeur d’arabe.
 
Tout en enseignant, je suivais par correspondance des cours à la faculté des Lettres d’Alger en vue d’obtenir la licence d’arabe.
 
Au bout d’une année, j’arrivais à passer deux certificats. Les épreuves écrites avaient lieu à Tunis et les copies étaient expédiées à Alger pour la correction. Etant déclarée admissible, je devais me déplacer pour passer l’oral sur place à Alger. Là encore, se posa le problème de mon trajet et de mon hébergement dans cette capitale à la fois voisine mais aussi lointaine.
 
- «Une jeune fille ne doit pas habiter l’hôtel», répétait-on autour de moi.
 
Mais fort heureusement, les services de l’Education nationale téléphonèrent au Lycée de jeunes filles d’Alger pour que je sois logée dans une chambre de surveillante. Une de mes professeurs téléphona aux Soeurs blanches d’Alger pour qu’on vienne me chercher à la gare.
 
Ce fut donc mon tout premier voyage.
 
Ne dit-on pas qu’il n’y a que le premier qui compte ?
 
Il fut suivi par bien d’autres, toujours à Alger pour passer mes autres certificats restants. Je les préparais à Tunis, toujours par correspondance tout en continuant à enseigner au Lycée de la rue de Russie.
(…) Après avoir obtenu ma licence, je préparais, toujours à la maison et tout en enseignant, le Diplôme supérieur d’arabe qui devait m’assurer l’accès à l’agrégation. Il s’agissait d’une sorte de thèse, un ouvrage d’études sur un sujet choisi sous la direction d’un professeur qui présidait à sa soutenance. Il fallait préparer deux sujets annexes, un sur la littérature arabe classique et l’autre sur la littérature arabe moderne.
 
Je préparais mon diplôme sous la direction d’un professeur arabisant de la faculté d’Alger, très tatillon, il m’en avait fait voir de toutes les couleurs! Naturellement, il fallait passer ce diplôme et soutenir mon mémoire à Alger mais de ce point de vue,  j’étais rodée.
 
Je prenais le train, les Soeurs venaient me chercher à la gare et j’habitais au foyer féminin d’Alger comme d’habitude.
 
Après l’obtention de mon diplôme, je voulus m’arrêter. C’était suffisant me semblait-il, mais mes professeurs se montrèrent  farouchement contre cette décision.
 
Il fallait absolument continuer, il n’était pas question de s’arrêter quand on était si bien parti. Pour eux, il fallait que je prépare l’agrégation à la Sorbonne !
 
Seulement, il n’était pas question de préparer ce concours par correspondance. Il fallait que je sois sur place à Paris et que je prenne un congé sans solde pour mon poste d’enseignante.
 
Encore une fois, je courrais un gros risque. Aller vivre une année toute seule à Paris, moi qui n’avais quitté Tunis que pour me rendre quelques jours à Alger !
 
Ma mère était très réticente, elle qui avait tant fait pour mes études. Mon pauvre père, décédé 6 ans plus tôt quant à lui, devait se retourner dans sa tombe.
 
J’avais moi-même vraiment peur d’affronter l’inconnu .Une fois de plus, ce sont encore et toujours mes professeurs qui m’encouragèrent à poursuivre.
 
«Il faut qu’il y ait des femmes tunisiennes d’un haut niveau intellectuel pour prendre le flambeau après notre indépendance. Pour le moment tu es la seule, il faut avoir le courage de persévérer, c’est un devoir patriotique, ce n’est plus un choix», disaient-ils.
 
L’Education nationale m’a accordé un congé sans solde,  plus un prêt d’honneur pour que je puisse poursuivre mes études à l’étranger. Un professeur d’arabe d’origine algérienne me facilita la tâche en m’inscrivant dans un foyer féminin à Paris, dans le cinquième arrondissement.

A Paris

Tout fut prêt pour le jour fixé et j’embarquai pour Marseille en octobre 1951. Ma famille m’accompagna au port où m’attendait le bateau qui devait m’emmener jusqu’à l’autre rive de la Méditerranée. Ce fut un vrai déchirement! Quand la sirène du départ poussa son lugubre sifflement, je sentis mon coeur se briser…Je ne pus retenir mes larmes quand je vis le bateau s’éloigner du quai où se tenaient tous les miens en train d’agiter leurs mouchoirs. Par comble de malheur, la traversée fut mauvaise. Ce qui n’arrangeait point les choses! Une mer houleuse battait sans arrêt les flancs du navire qui se balançait en tous les sens.
 
De la fenêtre de ma cabine où je m’étais réfugiée, je voyais les vagues énormes s’écraser contre le hublot comme si elles voulaient y pénétrer de force. Pour une première traversée, je fus bien servie !
 
Après une nuit affreuse, on finit par aborder sur les quais de Marseille. C’était grouillant de monde! Les gens circulaient dans toutes les directions, s’interpellant et criant. J’étais étourdie après cette nuit blanche, je marchais difficilement, mes jambes flageolaient. Seule, inexpérimentée, fatiguée, je descendis au port pour me renseigner comment aller à la Gare Saint-Charles où je devais prendre le train pour Paris.
 
Dans un état second, j’arrivai à Paris Gare de Lyon où un taxi me conduisit au foyer d’étudiantes. Là je m’écroulai sur mon lit et m’endormis profondément.
 
Le lendemain, j’étais désemparée, ne sachant comment me diriger dans cette ville immense inconnue. Je devais me rendre à la Bibliothèque Nationale, à l’Institut des études islamiques, à l’Ecole des langues orientales...
 
Je pris mon guide Michelin, je devais m’en sortir seule cette fois-ci.
 
Je marchais lentement tantôt le nez plongé dans le livre, tantôt levant la tête pour lire les noms des rues. J’étais bousculée par les passants que je gênais dans leur course. Tout le monde était pressé, tous couraient. Il était très difficile de les arrêter pour leur demander mon chemin. Je parvins tant bien que mal à m’y retrouver.
 
C’est un autre monde que je découvrais! Dans le métro, je regardais autour de moi, les voyageurs assis ne parlaient pas, la plupart lisaient. On entendait le grincement des rails du métro, et le bruit des portières qui s’ouvraient et se refermaient à chaque arrêt.
 
Les voyageurs se précipitaient pour descendre ou pour monter toujours en se dépêchant et en silence. Voilà un peuple qui ne veut pas perdre son temps me disais-je, épatée.
 
«Le temps c’est de l’argent», m’a-t-on toujours expliqué, n’est-ce pas ?
 
Je m’étonnais également de voir que pour s’inscrire à la Sorbonne ou à la Bibliothèque Nationale, il fallait suivre de longues files d’attente alors que tout était si simple à Tunis. Même pour prendre ses repas au restaurant universitaire ou pour acheter des tickets de métro, il fallait essuyer les brimades de personnes qui n’admettaient pas que l’on soit un étranger perdu dans leur ville  et qui daignaient à peine répondre à vos questions.
 
On peut cependant voir le bon côté des choses car finalement tout le monde attendait gentiment son tour. Aucune bousculade ni de passe-droit, tout était bien ordonné et organisé. Il fallait savoir apprécier cet esprit de discipline. « Voilà un peuple civilisé et cultivé », me disais-je.  Mais tout avait changé pour moi d’un seul coup et je n’arrivais toujours pas à m’adapter à ma nouvelle vie. Au bout d’un trimestre à ce rythme, je finis par craquer et avisai ma famille que j’allais rentrer au pays.
 
De Tunis, maman me répondit qu’il n’était pas question d’abandonner après toutes les épreuves que j’avais surmontées et tous les efforts que j’avais accomplis pour en arriver là.
 
-   Il faut que tu tiennes bon ma chérie, j’ai tout fait pour  que mes quatre filles soient instruites malgré toutes les difficultés et tous les tabous concernant la femme musulmane qui ne doit en aucune façon quitter sa maison, j’ai dû me battre et combattre ma famille et ma belle- famille pour que tu termines tes études et que tu obtiennes cette agrégation…Que dira-t-on de nous ?...Tu as le devoir de continuer et de réussir, tu seras la première Tunisienne agrégée, nous serons tous très fiers de toi et j’aurais le sentiment d’avoir accompli mon devoir.
Maman était une femme illettrée, mais très forte de caractère. Elle qui a eu quatre filles dans une société arabo-musulmane où chacun sait que la femme est loin d’occuper une position de choix, elle tenait à ce que nous soyons instruites et c’est vrai qu’elle a lutté contre vents et marées pour arriver à ses fins, surtout après le décès de mon père. Je me dois de reconnaître ici le rôle important et primordial qu’elle a eu dans mon parcours scolaire.  Je repris donc courage et m’attelai à la tâche pour ne pas la décevoir.
 
(…) Les gens autour de moi parlent de Paris, Ville lumière, de culture, de mode et de loisirs. Je n’ai rien vu de tout cela fréquentant les cagibis poussiéreux des bibliothèques sentant le moisi et les longs couloirs de la Sorbonne.
 
Cependant, il faut avouer qu’à Paris, j’eus la chance de trouver une de mes anciennes élèves qui était mariée à Monsieur Mokhtar Latiri. Ils m’ont invitée plus d’une fois à dîner chez eux.
 
Il y eut également, le professeur arabisant Monsieur Willams Marçais qui m’invita plusieurs fois à prendre le repas chez lui avec son épouse et qui me contactait souvent par téléphone pour avoir de mes nouvelles.
 
Tout cela m’était d’un grand réconfort moral dans une épreuve si rude et allégeait mon sentiment de solitude.
 
Le concours d’agrégation approchait, nous étions au mois de juin 1952 en plein mois de Ramadan. J’avais commencé à jeûner tout en faisant mes révisions.  Le professeur Marçais et son épouse qui m’invitaient à dîner, avaient dû se plier à l’heure du Moghreb[1] pour moi. Seulement, ils me mettaient souvent en garde :  - «Attention Mongia, l’agrégation est un concours, vos camarades ne jeûnent pas, eux, vous serez en état de déficience par rapport aux autres et on vous soufflera la place. Vous pourrez remplacer ces jours de jeûne plus tard». Malgré ces conseils et ces mises en garde, je m’obstinais à jeûner, les hôtesses du Foyer me montaient chaque soir un plateau bien garni pour le shour[2]. J’étais dans de bonnes conditions et ne voyais pas l’utilité d’un repas supplémentaire. Finalement, le jour  «J» arriva.

Le premier jour du concours, je partis donc à jeun. Au cours de l’épreuve qui dura sept heures, je voyais mes camarades sortir des thermos de café, grignoter du sucre, du chocolat, des bonbons, fumer des cigarettes pour avoir de l’inspiration mais je détournais le regard et tâchais de ne pas me laisser déconcentrer.

Le soir même, rentrant chez moi, je me rendis compte que j’étais dans un état physiologique particulier à toutes les femmes et je vis là un avertissement divin.

Dieu ne voulait pas que je continue à jeûner et il m’envoyait l’autorisation et même l’obligation de ne pas jeûner. Ma piété et ma foi ainsi que mes forces et ma volonté de réussir en furent décuplées. J’interrompis donc mon jeûne sans m’afficher toutefois à boire du café ou à croquer du chocolat en pleine salle d’examen.

Mon travail fut enfin récompensé !

On finit toujours par récolter ce qu’on sème, n’est-ce pas ?

«Je fus donc reçue à l’examen et je pus rentrer la tête haute, mon titre de première agrégée de la Sorbonne à la main en Tunisie, mon cher pays où un peu plus tard, je me suis appliquée à dispenser l’enseignement de l’arabe tout en cultivant dans l’esprit de mes jeunes élèves l’amour de leur langue et de leur civilisation. Je pense avoir fait oeuvre utile et j’en suis très fière. D’ailleurs, les visages épanouis de mes anciennes élèves qu’il m’arrive de croiser au hasard des rencontres, leurs sourires et leurs élans de joie quand elles me voient me sont d’un grand réconfort et c’est là, pour moi, la meilleure des récompenses ».

Mongia Mabrouk Amira
Une Tunisienne qui a su donner un sens à sa vie
Textes recueillis et publiés par Alia Baccar Bornaz et Mouna Mabrouk Ben Laïba
Les éditions Sahar, 266 p. 2013, 15 DT

[1] -Réfère au coucher du soleil, permettant aux jeûneurs de rompre leur jeûne.
[2] - Dernier repas permis avant le lever du soleil qui indique le début du jeûne.