Hakim El Karoui ou l'archétype d'une nouvelle génération d'immigrés
Ce n'est pas tous les jours que le Journal du Dimanche, hebdomadaire français à grand tirage, consacre toute une page (la quatrième, en plus) à un "tunisien par son père, français par sa mère, banquier chez Rothschild". Sa mère Nicole El Karoui est la grande référence universiatire en mathématiques financières. Même si son parcours peut paraître atypique, Hakim représente de plus en plus l'archétype d'une nouvelle génération d'immigrés loin d'être " réductible au cliché du Maghrébin des cités déscolarisé ". Fondateur du Young Mediterranean Forum qui, après Tunis en 2008, tiendra à Séville du 4 au 7 novembre sa deuxième session, il cultive les réseaux. Extraits:
Les extraordinaires mains de Frédéric Chopin couraient sur les touches du piano jusqu’à ce qu’elles trouvent la fameuse "note bleue": un absolu. Hakim El Karoui a longtemps admiré le grand compositeur polonais mais il affirme aujourd’hui qu’il ne reste plus rien de sa passion romantique. "La musique a été fondamentale dans ma vie, même monomaniaque, mais ce n’est plus le cas". La passé se faufile dans le présent. Hakim El Karoui, banquier chez Rothschild et militant de la diversité, pianote sur la table avec ses doigts, abuse du mot "structurant", canalise une extrême tension intérieure, croit en l’égalité des chances.
Pressé et occupé. Hakim El Karoui, marié et père de trois enfants, est un hyperactif. Son fil d’Ariane: apprendre et comprendre; réfléchir et agir. "Quand c’est trop opérationnel, je m’ennuie ; quand c’est trop intellectuel, je m’ennuie aussi." On dit de lui qu’il est un garçon (encore) à peu près normal. Il sait composer un numéro de téléphone sans l’aide d’une assistante, abuse de sa liberté de parole, peut rester une heure trente sans tripoter son Blackberry, écrit lui-même ses livres. C’est rare dans un milieu de pouvoir et d’argent fortement déréalisant. Mais c’est peut-être juste l’occasion qui lui a manqué, c’est-à-dire une plus grande notoriété, pour passer dans une autre dimension. On verra bien.
Un parcours exemplaire. Hakim El Karoui a 38 ans. Il est d’origine tunisienne par son père (professeur d’anthropologie juridique sur l’islam à la Sorbonne) et française par sa mère (professeure de mathématiques financières de réputation mondiale à l’Ecole polytechnique). Des parents universitaires, des études à Henri-IV, deux oncles tunisiens ministres. Il est (de fait) un héritier, même s’il rejette (en force) l’étiquette. "Je ne suis pas réductible au cliché du Maghrébin des cités déscolarisé mais je ne suis en aucun cas un héritier. L’histoire de ma famille, c’est du travail, du travail, du travail. Quand mon père est arrivé en France, en 1958, il rasait les murs parce que les Maghrébins étaient considérés comme des moins que rien. On ne connaissait personne. Il s’est battu comme un fou pour que ses enfants soient à Henri-IV. Ma mère, elle, faisait sa recherche de 23 heures à 4 heures du matin." Ils sont cinq frères et sœurs. Tous plus brillants les uns que les autres. Deux normaliens, deux polytechniciens, un interne de médecine devenu un néphrologue réputé.
Hakim El Karoui, normalien et agrégé de géographie, parle d’une scolarité en dents de scie. "J’ai été à deux doigts de rater mon baccalauréat avec 4 sur 20 en mathématiques. Ma mère n’a pas apprécié. Je suis entré en hypokhâgne à Fénelon. Je partais de tellement loin que j’ai dû faire trois khâgnes avant de réussir le concours d’entrée à Normale." Il s’envole pour enseigner en Tunisie en 1993. "La Tunisie est surtout liée à mon enfance. On y passait nos vacances. Les goûts, les couleurs, les parfums. J’ai un rapport charnel à la Tunisie." Deux de ses oncles, Hamed Karoui et Ahmed Ben Salah, ont été d’importants ministres. "Ahmed Ben Salah a été numéro deux du gouvernement d’Habib Bourguiba avant d’être jeté en prison en 1970. Il a réussi à s’évader en 1973. Il était recherché par les polices tunisienne et française mais, deux fois par an, il arrivait chez nous à l’improviste pour faire la cuisine parce qu’il adorait ça." Hakim El Karoui part ensuite deux ans au Caire enseigner le français et apprendre l’arabe.
Il a écrit les discours de Raffarin, voté Royal plutôt que Sarkozy et s'est fâché à vie avec Dati
Le tournant. Il devient conseiller technique du Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, responsable de ses discours. "On se faisait taper dessus tous les matins. Jean-Pierre Raffarin est humainement d’un commerce exceptionnel. Il a tout pour déplaire à l’establishment parisien. Il gouverne par le consensus et déteste faire du mal." Hakim El Karoui fonde en 2004, avec Béchir Mana et Rachida Dati, le Club du XXIe siècle. Un rassemblement ultrasélect réunissant le gratin des Français d’origine étrangère. « La devise : la diversité est une chance pour la France, la France est une chance pour la diversité. » Le Club reçoit grands patrons et responsables politiques pour faire avancer dans les faits l’idée de diversité. Hakim El Karoui crée, dans la même logique, le Young Mediterranean Leaders Forum. Il s’agit d’ériger des passerelles entre les deux rives de la Méditerranée avec une nouvelle génération de dirigeants. La deuxième édition du forum des YML se tiendra du 5 au 7 novembre à Séville.
Les relations d’Hakim El Karoui et de Rachida Dati ont été exécrables au sein du Club du XXIe siècle. Tout les sépare. Valeurs et attitudes. La rupture définitive a lieu en 2005 avec le départ de Rachida Dati. Elle et lui : ennemis à vie. Hakim El Karoui devient ensuite conseiller technique chargé des "études et prospectives" du ministre des Finances Thierry Breton. "J’ai passé un an au placard à ne rien faire." Lionel Zinsou le fait entrer chez Rothschild. Hakim El Karoui y est directeur en charge de l’Afrique du Nord et de l’Ouest. "J’aime relier les gens entre eux et analyser les rapports de force." Il publie L’Avenir d’une exception. Un essai politique remarqué. "La thèse est contenue dans le titre. L’égalité a de l’avenir, les Français sont porteurs de l’idée d’égalité dans le monde, les Français ont de l’avenir."
La politique reste sa passion. Hakim El Karoui, issu d’une famille française de gauche, salue le Jacques Chirac du discours d’inauguration du musée du Quai Branly, vénère Jean Monnet, fraternise avec Emmanuel Todd dont il partage les thèses protectionnistes, admire Hubert Védrine. Il a appelé à voter Ségolène Royal dans Le Monde, entre les deux tours de la présidentielle, dans un article intitulé Chiraquien mais pas sarkozyste. Un appel audacieux pour un directeur de la peu gauchiste banque Rothschild ; un appel courageux pour un esprit agile destiné à des postes gouvernementaux. "Je suis prêt à des compromis mais pas à des compromissions."
Homme de réseaux, homme d’action, homme de pouvoir, homme d’idéaux. Hakim El Karoui est rapide, original, élégant, courageux (côté pile); froid, précipité, arrogant, ambitieux (côté face). "Je connais les défauts qu’on me prête et j’essaye d’en tenir compte." Ses proches le disent inflexible, insoumis, insaisissable. Une supériorité intellectuelle trop consciente d’elle-même ; une rectitude morale peu encline à épouser les volte-face. Aller vite mais droit. Son visage d’adolescent, sa fausse désinvolture, son attitude réservée. Ses phrases qui se consument entre ses gestes. Il questionne l’identité, regarde vers l’avenir, croit au collectif. Il est un héritier en faveur de l’égalité. Les feux de la rampe lui sont promis mais il poursuit en attendant sa note bleue: une exacte répartition des droits et des devoirs entre tous. Hakim El Karoui a aimé D’autres vies que la mienne, d’Emmanuel Carrère: un récit sur les liens. On y vit et meurt avec fichée au cœur une vérité amie: les ressemblances au-delà des différences.