Opinions - 15.07.2013

La justice en panne

La justice n’a pas bonne presse depuis la révolution. Il faut dire qu’elle ne fait rien pour. Plus de deux ans après le 14 Janvier, aucune purge sérieuse n’a été entreprise dans l’un des principaux corps de la répression de l’ancien régime. Aux temps révolus, la justice était aux ordres, et n’hésitait pas à fermer les yeux sur l’arbitraire pour prononcer les sanctions qui étaient attendues d’elle. Une dictature ne peut pas fonctionner sans une police et une justice à sa botte, et bien sûr une presse muselée pour compléter le tableau. Pour paraphraser Blaise Pascal, la dictature ne voulant pas fortifier la justice, préfèrera toujours justifier la force.

Bizarrement, l’appareil  judiciaire qui était auparavant peu regardant sur les preuves d’accusation qui lui étaient présentées, fait aujourd’hui la fine bouche, et exige des preuves, contre les juges véreux, pour daigner les écarter. Pourtant, beaucoup de prisonniers ont été libérés après le 14 Janvier par les différents pouvoirs qui se sont succédé, au motif qu’ils étaient emprisonnés à tort. S’il y a des personnes emprisonnées à tort, c’est qu’il y a des juges et des tribunaux qui ont prononcé des sentences à tort, et qui auraient peut-être dû prendre place derrière les barreaux, au moins pour certains d’entre eux, pendant que d’autres auraient certainement pu, sans états d’âme aucuns, prétendre à une retraite indigne.

Le pouvoir déchu est connu pour avoir usé et abusé du clientélisme,  fait et défait les carrières en fonction du degré d’allégeance et de zèle des fonctionnaires. Cette politique a concerné tous les arcanes du pouvoir et de l’administration, et il n’a probablement pas fait l’impasse sur l’institution judiciaire. Mais nombreux sont ceux qui ont disparu derrière un épais écran de fumée, pour se refaire une virginité, avant de réapparaître au grand jour, drapés dans une vertu révolutionnaire. Ce n’est pas la poignée de juges écartés par décision administrative inique qui changera la donne, bien au contraire.

Mais il faut reconnaître en même temps que le 14 Janvier et bien avant parfois, certains juges étaient en première ligne des manifestants, et la justice aura été, sous l’ancien régime, le théâtre de bras de fer entre les loyalistes et les frondeurs, ceux qui faisaient allégeance au pouvoir, et ceux qui respectaient leur serment fait à Dame justice. Entre agents zélés, vassaux de la dictature et magistrats dignes, comment dès lors séparer le bon grain de l’ivraie ? Une question posée à la profession, qu’elle élude sans cesse. Les choses ont-elles changé ? En apparence oui, puisque la justice traite aujourd’hui des dossiers mettant en cause des ministres et des présidents post-révolution. Mais il est un fait certain, c’est que la justice n’est pas, aujourd’hui, suffisamment sereine et subit des pressions de toutes parts, du gouvernement, oui, mais pas seulement. Le sentiment qui prédomine est que la justice est devenue un instrument politique, qui s’agite, ou que l’on agite, en fonction des vents dominants.

Mais la justice donne-t-elle pour autant des gages d’indépendance ? Difficile à croire tant la lecture des verdicts récents donne le vertige aux juristes les plus patentés. Mais, bien entendu, il ne faut pas critiquer ces décisions car ce serait de l’ingérence inadmissible lorsqu’on prétend défendre l’indépendance de la justice. Alors, je ne le ferai pas ! Il n’est pas question non plus de faire l’apologie d’une liberté d’expression débridée, même s’il est entendu que la parole reste la moins violente des armes. Si elle peut envoyer son auteur derrière les barreaux, il est rare de retrouver la victime à l’hôpital ou au cimetière.

Le débat sur l’indépendance de la justice a tendance à tourner autour de l’ingérence du pouvoir politique dans le fonctionnement de l’appareil judiciaire, et les décisions de justice. Or, l’indépendance de la justice n’est pas le fait du seul pouvoir politique, c’est aussi le fait de la justice elle-même. Un juge indépendant est un juge impartial qui s’interdit d’utiliser son pouvoir pour exprimer et faire avancer ses opinions ou ses sympathies politiques. Un juge n’a pas d’appartenance politique,  il a cependant des opinions, et la question se pose de savoir si dans le contexte tunisien que nous connaissons, tous les juges ont suffisamment de distance avec le débat politique, pour ne pas en être influencés dans l’exercice quotidien de leur mission.

La justice est l’un des fondements de l’Islam. C’est même, semble-t-il, un objectif dans la gestion politique et sociale de l’humanité. Ainsi, voilà bien un sujet sur lequel tout le monde devrait s’entendre. Le Coran n’est ni un code civil ni un code pénal, et ne fixe ni les règles ni les méthodes pour rendre la justice, encore moins les sanctions. L’Islam confère aux hommes l’acte de rendre la justice entre eux, alors même qu’il confère, socialement et politiquement, à la justice  un rang élevé et prestigieux, qui en fait un concept plus important que tout le reste. Cela se retrouve dans d’autres civilisations. Dans la Rome antique, le juge était craint et respecté, il portait en lui tout le prestige de l’empire. A contrario, dans une république sans prestige, transformée en tripot, la prostitution des corporations fait florès.
Mais historiquement, dans les empires comme dans les royaumes, les juges ont administré la justice au nom du souverain. L’avènement de la République, n’y changera rien des années durant, tant la confusion fut entretenue entre présidents et monarques. Depuis longtemps en Tunisie, la justice est rendue au nom du pouvoir en place, et il faudra encore longtemps avant qu’elle ne soit rendue au nom du peuple. La justice ne sera indépendante que le jour où les juges seront convaincus qu’ils rendent justice pour le peuple et en son nom. On a tendance parfois à confondre droit et morale, et pourtant la morale, fût-elle religieuse, ne peut se substituer au droit, et le droit ne peut servir à protéger la morale. Dans toutes les civilisations, les règles morales sont supérieures et plus exigeantes que le droit. Si l’on cherche à instrumentaliser le droit pour faire respecter la morale, qui reste un concept individuel, alors on tend nécessairement vers le totalitarisme par la prise en charge de la pensée intime. Il serait même dangereux de vouloir juger les actes politiques en vertu de la morale, fût-elle populaire. Tout ce que la morale réprouve n’est pas justiciable.

Mais il est vrai, cependant, que dans une société en perte de repères et de moralité, il sera d’autant plus difficile de concrétiser des idéaux de justice. Que faire lorsque la morale devient moins exigeante que le droit ? Devrons-nous renoncer au droit ?

L’indépendance de la justice doit être au-delà du concept, la garantie de l’égalité des citoyens devant l’institution, pas seulement dans la chose jugée, mais aussi dans l’accès du justiciable à la justice pour recouvrer ses droits bafoués. Les choses sont ici plus complexes et mettent en jeu la politique et la carte judiciaires du pays, la structure et les moyens dont l’institution dispose. Pour ceux qui ont déjà eu à visiter des tribunaux, aucun doute n’est permis, tant les conditions d’exercice sont difficiles et inégalitaires. En effet, l’écart entre les régions n’est pas seulement lié à l’investissement et à l’emploi, mais aussi au niveau des prestations de services publics, éducation, santé oui, mais aussi justice. La révolution était portée par des rêves de justice d’un peuple opprimé politiquement, oublié socialement et spolié économiquement. La justice est un tout indissociable, et l’appareil judiciaire est en partie l’outil qui peut et doit rendre justice aux oubliés du système. Dans un système injuste par essence, si la justice oublie d’être juste, alors elle conduira à la violence, qui devient dès lors le seul moyen d’obtenir justice. Il faudra rebâtir la justice pour retisser la morale et restituer à la société une morale pour reconstruire une justice digne.                                                                                             

W.B.H.A.