News - 05.07.2013

Samir Dilou: Nous devons avoir notre Mandela collectif

Samir Dilou ne s’y attendait pas. Lorsque,  en visite début juin en Afrique du Sud, il avait demandé à Yasmine Sooka, ancienne ministre de la Justice et directrice exécutive de la Fondation des droits de l’Homme, si le pays de Nelson Mandela  a aujourd’hui besoin, après près de 20 ans de transition, d’un deuxième plan de transition démocratique, sa réponse a été nette : «A-t-on déjà terminé la première?». Il savait bien que le chemin est long, mais il a voulu bénéficier des expériences similaires, même s’il est impossible pour lui de les parachuter ou les cloner, la voie tunisienne doit être pétrie d’huile d’olive, de jasmin et des spécificités du terroir. Une semaine durant, le ministre des Droits de l’Homme et de la Justice transitionnelle était à l’écoute de divers acteurs sud-africains entre membres du gouvernement, militants associatifs et témoins historiques. Les enseignements tirés sont instructifs et il a accepté de les partager avec les lecteurs de Leaders.

«Dés le début, rappelle Dilou, nous nous sommes intéressés à l’expérience sud-africaine et avons invité des experts de ce pays à nombre de nos rencontres et symposium, lors de la préparation de la première version de notre processus de justice transitionnelle. La visite sur place est encore plus enrichissante pour mesurer de visu l’avancement des mutations, connaître les difficultés rencontrées et les solutions adoptées. Nos interlocuteurs nous ont tous affirmé qu’il y a en fait deux grandes étapes essentielles : avant l’engagement de la justice transitionnelle, puis, immédiatement après ».

«La première, poursuit-il, a été positive en Afrique du Sud alors que la seconde l’est beaucoup moins. Il s’agit en effet de procéder tout d’abord à une série d’accords politiques préalables qui permettent de baliser la voie. Dans cette démarche, soutenue par une grande maturité, le leader Nelson Mandela avait joué un très grand rôle, parvenant à rapprocher les points de vue, dans un pays multiethnique, multiconfessionnel, avec des formations politiques très différentes les unes des autres. Son œuvre fut alors historique ».


Samir Dilou en tirera un premier principe comme il le dira à ses interlocuteurs. «Vous avez eu votre Mandela, et chaque pays en transition doit avoir le sien. A défaut, nous devons avoir notre Mandela collectif à forger ensemble». Ce clin d’œil au leadership charismatique indispensable à réaliser le consensus politique préalable s’applique parfaitement à la situation actuelle en Tunisie et dans les autres pays similaires. Le ministre relèvera au cours de sa visite toute l’aura dont jouit le leader sud-africain auprès de toute la population, parmi les Noirs comme les Blancs, toute l’émotion suscitée par l’aggravation de sa maladie et le refus général de le montrer dans cet état affaibli.

Très attachés à lui, certains, parmi les petites gens, vont jusqu’à exprimer la crainte que sa disparition ne remette en jeu les acquis réalisés, ce qui n’est nullement justifié.

La priorité à la mise en œuvre des recommandations

Si le point positif dans la démarche sud-africaine a été les accords préalables, le point faible reste la mise en œuvre des recommandations. Les dirigeants sud-africains  mettront en garde leurs invités tunisiens : ça doit être la priorité. Très attentifs à ce qui se passe chez nous, suivant de près l’avancement de la transition et notamment le projet de la justice transitionnelle (ils ont même fait traduire en anglais le projet de loi), ils y ont relevé des aspects positifs. C’est ainsi qu’ils ont particulièrement apprécié la disposition obligeant le gouvernement à présenter périodiquement devant la future chambre des députés non seulement son rapport d’exécution des recommandations émises, mais aussi et surtout son plan de mise en œuvre des étapes à venir, lors d’une séance de débat avec les élus de la nation.

Troisième enseignement tiré, au niveau du dédommagement des victimes et de la réparation des préjudices subis. «Au vu du nombre des victimes bénéficiaires, nous avions cru, confie Samir Dilou, que les Sud-Africains avaient échoué dans ce domaine, se limitant à 22 000 bénéficiaires seulement, dans un pays de plus de 51 millions d’habitants, qui a souffert de l’apartheid et de l’oppression durant plus de 400 ans et connu  d’horribles boucheries. Mais nous avons été surpris d’apprendre que c’est en fait un choix bien réfléchi. Aussi généreux que puissent être les dédommagements, une victime n’en sera jamais assez satisfaite, nous a-t-on expliqué. C’est pourquoi ils ont opté pour un traitement global et approfondi. Les victimes ayant été soustraites de leur milieu, emprisonnées, privées, ainsi que les leurs, de travail, des soins de santé et livrées à la précarité totale. Il faudrait surtout les réinsérer dans leur univers professionnel, économique et social et leur offrir les moyens de repartir du bon pied, à armes égales avec les autres, pour reconstruire leur avenir. Il y a aussi une volonté de dédommagement collectif en développant des quartiers, des zones et des régions jadis complètement oubliées et privées de tout investissement et des moindres équipements socio-éducatifs ».

Ne pas rater la fenêtre qui s’ouvre

Visiter le siège de la Cour constitutionnelle a été un moment fort du séjour en Afrique du Sud. Ancienne prison au cœur de Johannesburg, elle  a conservé une partie de la prison, en musée de la mémoire, avec ses geôles et chambrées, ses murs portant encore les inscriptions au charbon et au sang des détenus, en témoignage de la féroce torture. Des briques rouges reprises de certaines parties démolies ont été reprises pour figurer dans les nouvelles constructions. En ce lieu chargé d’histoire et d’émotion, les débats ne peuvent que s’élever à la hauteur des sacrifices consentis et des valeurs fondatrices de la libération du pays.

«Avant de reposer sur des textes et des institutions, la justice transitionnelle, estime Dilou, doit se fonder sur une nouvelle mentalité, un deal gagnant-gagnant, sur la base de la transparence, de la sincérité et de la crédibilité. «Nous devons tourner la page du passé, sans tomber dans la vindicte, ni échapper à la justice, affirme-t-il, dans une démarche pragmatique et consensuelle. Est-ce impossible ? Si l’Afrique du Sud et d’autres pays y sont parvenus, dans des contextes beaucoup plus difficiles qu’en Tunisie, nous n’avons aucune excuse de rater cette fenêtre d’opportunité qui s’ouvre à nous et  de ne pas en profiter immédiatement».

T.H