Opinions - 01.07.2013

Mode de vie, le sens d'une locution

Il est des glissements sémantiques qui nous renseignent parfois plus sur la mentalité d’une époque que les savants discours et analyses.  Ainsi en est-il de la discrète inflexion imprimée récemment au sens de la locution «mode de vie». 

Celle-ci, comme chacun sait, désigne la manière générale dont le quotidien d’un individu ou d’une communauté se présente ou se fait.  Utilisée absolument, l’expression n’indique donc rien de précis, et si le contexte locutoire n’en explicite pas le sens, celui-ci est souvent exprimé par un qualificatif un complément de nom: on dira alors d’un mode de vie  qu’il est simple, hédoniste,  traditionnel, spartiate, ou qu’il est celui d’un artiste, d’un saint, d’un politicien, etc.

Or, certains hommes politiques se sont mis à utiliser sa forme indéterminée comme s’ils lui supposaient un sens bien précis.  Lors d’un récent colloque sur le modèle national de transition démocratique,  le fondateur de la mouvance islamiste a rassuré son auditoire que celle-ci n’ambitionne pas de changer le mode de vie des Tunisiens.  Deux semaines plus tôt, le ministre des droits de l’homme et de la justice transitionnelle affirmait dans une interview à peu près la même chose.  Plus près encore, le président de l’ANC, louant l’ultime mouture de la nouvelle constitution, expliquait en substance à la télévision que si certains Tunisiens avaient craint pour leur mode de vie, ce dernier a été préservé dans la constitution, ajoutant — et ceci n’est pas sans intérêt— « alors même que l’identité arabo-musulmane  est renforcée». 

Même si aucun de ces personnages n’a jugé utile de définir le mode de vie dont il s’agit, ils ont néanmoins tous identifié la crainte des Tunisiens : l’islamisme. Crainte justifiée puisqu’elle est exprimée par les islamistes eux-mêmes. Qu’a-t-il de particulier, ce mode de vie, pour que l’islamisme lui soit si hostile?  Dire qu’il est « moderne », comme on est tenté de le faire, n’apporte qu’une réponse partielle.  Car non seulement l’islamisme peut s’accommoder de la modernité (surtout de ses fruits matériels et techniciens), mais il fournit sans cesse la preuve de son hostilité envers des pratiques religieuses traditionnelles considérées comme impures.
Donc la religion, ou son absence, n’est pas le trait distinctif du mode de vie tunisien.  Et c’est ce que les trois orateurs ont compris car il serait ridicule de croire que les dirigeants islamistes et le président de l’ANC aient assimilé le mode de vie tunisien exclusivement à sa forme séculière.  Non, l’islamisme menace aussi bien le mode de vie tunisien «  musulman » que « laïque ». 

Ce mode de vie est ce que les sociologues appellent « méditerranéen ».   C'est-à-dire les formes de vie qui sont nées et ont mûries depuis trois millénaires dans les cités et les villages du pourtour méditerranéen, et qui font qu’on peut affirmer qu’il existe plus de similitudes entre le vécu quotidien —habitat, gastronomie, perception et aménagement de la temporalité, rapport à la nature, structure de la famille,  croyances et superstitions — d’un pêcheur kerkénien et un pêcheur crétois, d’un paysan sahélien et un paysan des Baléares, qu’entre celui d’un pêcheur kerkénien et un pêcheur omanais, un paysan sahélien et un fellah de la Haute-Egypte. 

Sans trop sentimentaliser on pourrait dire que ce mode de vie s’est historiquement distingué par l’échange pragmatique des savoirs et des savoir-faire, une large aptitude à accepter la différence, le brassage des valeurs, ainsi de suite. Et ce sont-là à coup sûr les caractéristiques que les trois personnalités politiques ont eues a l’esprit quand ils ont évoqué le « mode de vie tunisien ».  Par quoi l’islamisme veut-il les remplacer ? Par l’austère rigorisme des montagnes afghanes ?  Le dépouillement bédouin du désert arabique ? 

Revenons aux déclarations citées là-haut. On aura noté que celle du président de l’ANC est redondante et inutile pour la raison que le mode de vie tunisien ou méditerranéen « subsume » l’identité arabo-musulmane et ne lui est ni étranger ni antinomique.   Quant à celles des dirigeants islamistes, elles sont pour le moins curieuses.  Intervenant deux années et demie après la chute de la dictature, elles sont censées nous rassurer que leurs auteurs ont finalement compris que la révolution du 14 janvier est politique et non culturelle.  Soit.  Mais franchement, quel crédit donner à ces assurances ?  Non seulement le doute sur la bonne fois des islamistes est légitime après tant de promesses trahies et de paroles données, vite reniées, mais l’islamisme lui-même en tant qu’idéologie a-t-il une « politique » autre que culturelle, c’est-à-dire un projet dont l’ultime objet est de changer le mode de vie des gens ?

Mounir Khelifa

 

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