Hommage à ... - 18.11.2009

Zouheir Essafi: Une perte nationale

Son nom vient d'être cité par un ancien ministre de la Santé et des Affaires sociales lors de l'évocation de ses souvenirs à un quotidien de la place. Le Professeur Zouheir Essafi était le premier tunisien Chef du service de chirurgie de l'hôpital Charles Nicolle à Tunis. Il avait trouvé la mort, prématurément, dans un accident de la voie publique. Il avait  47 ans. Coïncidence: Albert Camus, l'auteur de "l'Etranger" et de "La Peste", avait le même âge à son décès dans les mêmes circonstances, en 1960. 

Qui était le Professeur Essafi ? Il y a des figures inoubliables. Il y a des plumes, pour leur rendre hommage, d'une grande sensibilité. Plus de trente quatre ans après, ce texte rédigé par le Dr Hédi Mhenni, à la mémoire du Professeur Zouheir Essafi, et publié alors dans la revue "Dialogue", redouble d'intensité. Il rappelle aux jeunes générations l'une de ces figures de proue de la médecine tunisienne et illustre la fidélité de l'un de ses éminents confrères. Leaders est heureuse de partager cet hommage avec vous.

En ce mois d'avril 1976, trois staff différents l’un de l’autre ont marqué en un peu plus d’une semaine la vie du service de chirurgie (pavillon 36) de l’Hôpital Charles Nicolle de Tunis dirigé depuis plus de 20 ans par le Professeur Zouheir Essafi.

Le premier staff a eu lieu le mercredi 7 avril.

A vrai dire, cette séance destinée à analyser les dossiers des malades du service a ressemblé à celles qui l’ont précédée au cours des dernières années.

L’étude des dossiers était, comme à l’accoutumée, très méticuleuse et menée dans une ambiance sympathique et sérieuse.

Chaque membre de l’équipe donnait l’avis qu’il jugeait pertinent.

Les remarques du patron étaient épiées et attendues par tous. Les mises au point de Zouheir Essafi ont toujours été en effet percutantes et décisives; elles ont toujours été étayées par des arguments solides et n’ont jamais cessé d’être le fruit d’une analyse minutieuse. Les appréhensions et les incertitudes du patron étaient également surveillées car Essafi n’hésite pas à dire « je ne sais pas » ; « je ne comprends pas » ou « je vais encore réfléchir »  lorsqu’il butait.

Essafi a parlé aussi ce jour-là de l’intervention chirurgicale qu’il venait de terminer. Il tenait en effet à discuter de tout ce qu’il faisait avec ses collaborateurs, ses stagiaires et aussi avec les médecins des autres hôpitaux et instituts qui désertaient régulièrement leurs services pour assister aux staff du pavillon 39 ( les plus célèbres de Tunis ).

Deux yeux constamment ouverts et brillants. Un visage ouvert. Une élégance permanente. Une intelligence éclatante. Un dynamisme sans borne. Un cœur limpide. Une voix fascinante. Tel était Essafi. Cette voix si familière a d’ailleurs plongé l’auditoire dans l’hilarité lorsque le patron répondit à la Secrétaire qui ne cessait de l’inviter à « manger quelque chose » ( il était 15h 30 ). « Non ma chère, je ne veux pas manger. Je ne mourrai pas en patientant encore ».

Le deuxième staff fut d’un tout autre genre.

Samedi 10 avril. Point d’atmosphère détendue cette fois. Elle fut pesante, triste, angoissante.

Le premier étage du Pavillon 39 était noyé de chagrin. Les collègues d’Essafi se concertaient à voix basse. Ils discutaient « du cas du patron » étendu depuis la veille dans l’une des salles d’opération du rez-de-chaussée. En effet, la veille vers 22h, le Professeur Essafi avait été grièvement blessé dans un accident de la voie publique sur la route de la Marsa.

Impuissants devant la gravité des lésions provoquées au cours d’un accident stupide, causé par un chauffard sans conscience, les amis d’Essafi (tous des médecins et des chirurgiens de renom indiscutable) se résignaient à ce qu’ils pouvaient…et ne pouvaient cacher les larmes et l’abattement qui les étreignaient.

Ce jour-là, les médecins des autres hôpitaux étaient aussi présents et très nombreux.
Les étudiants aussi étaient noyés  par la pluie de cette journée lugubre par une tristesse et une angoisse indescriptibles.

Et puis ce fut la fin. La mort vint à bout « du seigneur des chirurgiens », malgré tous les efforts déployés par une armée de spécialistes et d’auxiliaires médicaux, et malgré les efforts d’un réanimateur parisien de renommée internationale qui ne put que se rallier aux appréhensions des médecins tunisiens. Le patron ne fut pas envoyé en France, et l’avion spécial qui l’attendait dut se résigner à repartir, bredouille. Essafi aurait d’ailleurs refusé ce transfert. N’a-t-il pas dit le 13 janvier 76 au cours d’une conférence-débat animée par lui au Club Tahar Haddad que « les malades en Tunisie n’ont plus rien à attendre des services médicaux étrangers ? »

Contre cet homme qui s’est toujours acharné à reculer l’échéance de la mort et à sauver les « condamnés », y compris les grands polytraumatisés de la route et les blessés de guerre (Bizerte, Sinaï, Syrie), la mort a choisi de paralyser ce qu’il avait de plus puissant contre l’infirmité et contre la mort : son cerveau et son membre supérieur droit, celui-là même qui manipulait le bistouri avec une dextérité sans pareil.

Le dernier staff a eu lieu le lendemain. Encore une fois ai pavillon 39. La pluie tombait. Jamais l’hôpital Charles Nicolle n’a rassemblé une foule aussi dense de médecins, d’étudiants et de paramédicaux. Des ministres, des hauts fonctionnaires de la plupart des ministères et des citoyens de toutes les couches sociales étaient aussi au rendez-vous.

Chacun ressentit une intense tristesse lorsqu’une voix grelottante invita « les assistants du service » à se rassembler dans le bureau (très modeste) du patron pour transporter jusqu’à l’ambulance, métamorphosée en voiture mortuaire, le cercueil de celui qui n’a ménagé aucun effort pour les former, les épauler et les lancer dans la carrière hospitalo-universitaire.

Ce torrent d’amour, pourquoi?

         
Ce torrent d’amour et de respect s’explique à vrai dire très aisément.

Ceux qui ont connu le très cher disparu, sont en effet unanimes pour considérer qu’il était d’une trempe très à part.

Sa vie, nous a confié un de ses amis, était dominée par des qualités que très peu de gens arrivent à réunir. « Intelligence vivace, probité intellectuelle exceptionnelle, conscience professionnelle sans faille, dynamisme constant, attachement quasi viscéral à tout ce qui procure la joie et la gaieté, et enfin jeunesse-physique et psychologique q’on ne peut s’empêcher d’envier, le tout couronné par une dextérité dans le maniement des bistouris et des pinces qui restera légendaire ». 

  • Ses qualités de chirurgien ne demandent plus à être rappelées. Ceux qui l’ont vu opérer sous  les feux des scialitiques et ceux qui ont été soignés par lui sont encore là pour le calmer sans hésitation. Son habileté, il a tenu à la transmettre à ses élèves.

Mais en plus de cette habileté manuelle (très importante) appuyée sur une culture clinique et biologique très poussée, polyvalente et constamment améliorée grâce  à un travail personnel laborieux de recyclage, Essafi pouvait résoudre très rapidement les situations difficiles et quasi-inextricables et prendre des décisions opératoires ou thérapeutiques radicales et osées au besoin. Il était aidé en cela par ce qu’on peut appeler, le don qui n’est donné en fin de compte qu’à de rares gens de génie (grands politiciens, artistes, poètes, mathématiciens…)

Bien sûr Essafi, était conscient de tout cela. Il pensait pourtant qu’il lui incombait de progresser encore, d’améliorer son savoir et son savoir-faire.

Il haïssait pour cela la médiocrité et se révoltait avec force contre les médiocres et l’autosatisfaction. Ce qui lui a valu d’être parfois incompris ou même contesté.

Ses qualités d’enseignant étaient également indiscutables. « C’était un passionné d’enseignement ».
Ses cours à la Faculté de Médecine de Tunis, ne revêtaient jamais l’allure magistrale classique chère à plusieurs  autres enseignants. Il tenait avant tout à convaincre et à éveiller la curiosité. Ses cours avaient plutôt la forme de confession mais bâtis sur des connaissances sûres et une longue expérience.

Tous les étudiants finissaient par découvrir que le Professeur avait tout dit et que les questions d’internat (qu’Essafi connaissait bien puisqu’il était ancien interne des hôpitaux de Paris) n’apportaient guère plus, bien au contraire.

  • Avec sa disparition, la Faculté de Médecine de Tunis perd aussi un Doyen motivé, dynamique et compétent.

Au mois de décembre 1975, quelques semaines à peine après la proclamation des résultats du concours pour le recrutement d’Assistants Hospitalo-Universitaires, le Professeur Essafi confia avec une violence à peine mitigée que les candidats dont la formation a été assurée à Tunis, mérite d’occuper les premiers rangs dans ce concours et que « de toute les façons, les cadres enseignants et les formateurs doivent œuvre avec acharnement pour que ces candidats soient toujours les plus brillants…». C’était à Djerba, au cours d’une conférence-atelier consacrée aux problèmes de la Pédagogie dans l’enseignement médical…séminaire au cours duquel le grand professeur s’est comporté comme un « étudiant » exemplaire par son assiduité, il a accepté de ne pas fumer « en classe », conformément au désir d’un enseignant sévère, curieux, il s’est attaché à améliorer ses méthodes et ses  conceptions pédagogiques.               

  •   Le Professeur Essafi publiait aussi beaucoup (le plus souvent avec la collaboration de ses confrères). Rares sont les chapitres de la pathologie chirurgicale qui ont échappé à ses analyses.

Citons au hasard ses travaux concernant les cancers de la thyroïde, les goitres, les péricardites chroniques constructives, l’hypertension portale et les splénomégalies, les fractures de tout type, le kyste hydatique (y compris le kyste hydatique du cœur), la pseudarthrose, les ruptures traumatiques du diaphragme, les lithiases rénales, la chirurgie à cœur ouvert (la première intervention de ce genre fut pratiquée en Tunisie par lui et son équipe)…

Des défauts, il en avait certainement. Mais ces défauts ne faisaient de tort à personne. Même « l’arrogance » qu’il manifestait de temps à autre n’était pas méchante. «De toutes les façons, disait-il, mes défauts ne peuvent nuire qu’à moi-même…jamais à la marche de mon service, jamais aux autres… ».l’homme était singulier et exceptionnel sur tous plans. Il travaillait loin de toute publicité. Il exigeait des honoraires relativement élevés de la part des riches mais n’exigeait rien des pauvres, « les riches payent pour les pauvres », disait-il. Il savait certainement que sa disparition laisserait un vide très difficile à combler.

Sa mort brutale a été une perte cruelle. Elle restera pour longtemps « une catastrophe nationale », comme l’a dit un professeur agrégé de la Faculté de Tunis.     

La Tunisie doit savoir perpétuer son souvenir.


Dr Hédi MHENNI