Opinions - 10.04.2013

De la difficile réhabilitation de la Diplomatie Tunisienne……

La nomination d’un professionnel à la tête de la Diplomatie Tunisienne, la 3ème du genre depuis la Révolution du 14 Janvier, est perçue par certains comme une manière d’éloigner le Département des Affaires Etrangères des tractations des divers courants politiques sur la place, qu’il s’agisse de ceux au pouvoir ou d’autres.

Comme il ressort du décret N° 06/2011 du 16 décembre 2011 relatif à l’organisation provisoire des Pouvoirs Publics et notamment son article 9, «la politique extérieure de l’Etat  est élaborée conjointement par le Président de la République et le Chef du Gouvernement,  en concertation et en accord entre eux». Sur cette base, la mise en œuvre de ladite Politique est, en principe,  confiée au Ministère des Affaires Etrangères alors même que ces dernières décennies, chefs d’Etat ou/et  de Gouvernement dérogeraient dans certains cas à  cette règle.
Dans ce cadre, le Ministre  des Affaires Etrangères, chef de l’Administration, risque de se trouver dans des  situations  embarrassantes tant la coordination entre  les deux  Institutions du Président et du Chef du Gouvernement n’est pas aisée à assurer tant les composantes de ce  «bicéphalisme» sont   parfois en opposition d’intérêts à l’instar- semble t-il - de la situation  relative à  la remise de Baghdadi El Mahmoudi dont l’affaire n’a pas encore livré tous ses secrets au niveau des tractations des partis formant la Troïka. De l’avis de nombreux observateurs et analystes, cette affaire a porté un coup dur à la crédibilité de l’Etat Tunisien et à sa diplomatie.

Aussi conviendrions nous que le Ministère des Affaires Etrangères et surtout du temps où le précédent  titulaire, a été placé  en  permanence sous pression d’une opinion publique exigeante et soucieuse de la sauvegarde d’une bonne image du pays mais également des intérêts de  nos ressortissants à l’étranger. Ceci sans compter les pressions du Personnel et celles résultant des prises de position – parfois nuancées pour ne pas dire contradictoires - du Président ou du Chef du Gouvernement et les gênantes déclarations et interférences  des  responsables des  partis de  la troïka, souvent  préoccupés par  la satisfaction de leur électorat et surtout sous la pression leurs allégeances extérieures.

Dans ce contexte national d’incertitude  et d’improvisation diplomatiques s’est greffée une panoplie d’influences géostratégiques pour ne pas dire d’interférences étrangères – ostentatoires dans certains cas - dans les affaires intérieures tunisiennes  directement ou  indirectement sous couvert de soutiens multiformes, d’aide à la transition démocratique et à l’émergence de la Tunisie «comme modèle de pays arabe où la démocratie est possible à pratiquer dans une société islamique, tolérante, ouverte» et  soucieuse de sa solidarité sociale mais s’intégrant dans le projet de restructuration du Monde arabe.

Apparurent ainsi des prises de position non habituellement pratiquées par la Diplomatie Tunisienne depuis l’indépendance, diplomatie  que caractérisaient jadis  une réputation d’initiatives constructives, de respect de la légalité internationale, du système onusien, de non appartenance à des axes, outre la sauvegarde de  relations d’amitié et  de bon voisinage en particulier dans  une zone géographique où se  croisent méditerranéens, européens, africains et arabes, peuples  aujourd’hui soucieux de faire oublier les   guerres qu’elles  ont connues et qui,  dans un contexte de crise au Nord, rêvent d’entretenir entre eux des  relations basées sur la solidarité, la sécurité et le développement pour tous.

Il n’en est rien de tout cela tant les Etats-Unis d’Amérique et leurs alliés demeurent  préoccupés de maintenir et de projeter leur puissance pour sauvegarder leurs  intérêts et leur sécurité nationale  sur ladite  zone -  commercialement active, prometteuse, riche en énergies diverses  et en matières premières  de tous genres, dont la plus grande partie reste inexploitée - en  s’efforçant de favoriser le  positionnement de  la Turquie et d’Israël comme puissances  régionales incontournables. Ces facteurs font que la Diplomatie tunisienne post Révolution s’est trouvée confronter  à de nouvelles préoccupations géostratégiques dépassant sa vocation et ses ambitions et auxquelles se sont accommodés d’ailleurs  les  artisans de sa politique extérieure, l’imposant comme de nouvelles  composantes de celle-ci. De toute évidence, ces préoccupations ne coïncidaient pas toujours  avec les véritables  intérêts de la Tunisie.

Ces interférences qui  ont agi également sur l’orientation de  la politique intérieure tunisienne à travers les  manipulations de ce que les Acteurs  appellent le «Printemps arabe», deviennent perceptibles au  quotidien  et visent  à modeler le paysage tunisien aux goûts de la projection stratégique précitée, aidées en cela par la manne de certains pays du Golfe particulièrement engagés dans le processus ;  l’objectif étant de faire régner  pour une bonne décennie des luttes fratricides  entre différents courants de l’Islam au sein de la région arabe et surtout  nord africaine,  de telle sorte qu’aucun pays arabe ne parvienne à gêner le parcours de l’émergence   des deux puissances régionales précitées, présageant de prédominantes relations avec la zone arabo - africaine.

En tout cela, la Politique extérieure tunisienne s’est faite sur la base d’éléments d’improvisation et de contradiction  ne laissant aucune chance à la Diplomatie de se faire une voie constructive et conforme aux  intérêts nationaux. Pour illustrer cet état de mise «  hors circuit », énumérons quelques péripéties de déstabilisation caractérisant jusqu’à tout récemment la  diplomatie tunisienne :

1) Les prises de position en flèche  du chef de l’Etat, du Chef du Gouvernement et des leaders politiques de la Troïka  à propos de la rupture des relations diplomatiques avec la Syrie, marquent un tournant dans l’alignement de la politique extérieure tunisienne sur des Axes et des Alliances non conformes  aux intérêts nationaux sans compter l’attribution récente du siège de la Syrie au sein de la ligue arabe,

2) Le transfert en catimini  de Baghdedi El Mahmoudi à la Libye, reflet d’une opposition « théâtralement » bien mise en scène entre le Chef de l’Etat et le Chef du Gouvernement, aurait  traduit le nouveau goût des transactions  par l’usage de manœuvres juridico- politiciennes, reflet d’une diplomatie à la merci,

3) L’expulsion en Février 2012 de l’Ambassadeur de Syrie de Tunis, décidée plutôt  en considération d’intérêts étrangers stratégiques, n’a ni prévu, ni mesuré, les conséquences d’une telle bévue sur la sécurité de  la communauté tunisienne en Syrie outre le fait qu’elle a été perçue  comme un encouragement - au Jihad dans ce pays -  de jeunes tunisiens manipulés par des réseaux intégristes et mafieux et dont de récentes révélations ont démontré l’impact dévastateur sur notre sécurité nationale et sur notre jeunesse déroutée. Certes les centaines de morts et de blessés provoqués par  les bombardements de Homs, constituent des crimes abjects mais il y a d’autres moyens et recours mieux  appropriés pour les condamner avec force,

4) L’accommodation non professionnelle  d’une Délégation Tunisienne à la participation à une réunion internationale à Ankara  à laquelle était invitée-  pour une décoration - Mme Agrebi, par ailleurs  recherchée par Interpol et  que « les Autorités Turques disent avoir été surprises par le changement de son plan de vol du départ de leur capitale » ; le tout dans un contexte de relations bilatérales décrites comme privilégiées et qui se sont traduites quelques semaines auparavant par la décision des deux Gouvernements de mettre en place un « Conseil de haut niveau pour la Coopération stratégique » entre les deux pays,

5) La diplomatie tunisienne n’a pu mettre en œuvre toutes ses compétences pour la récupération des biens et avoirs spoliés par le fuyard, sa famille et ses alliés. Les diverses  initiatives menées par de nombreuses parties tunisiennes, n’ont eu que des effets d’annonce  à l’exception de celle relative au Yacht remis par l’Italie. La dispersion des actions, la non association  de Bureaux spécialisés en la matière et surtout  le non usage de pressions diplomatiques appropriées, permettent encore aux criminels de disposer de leurs butins,

6) La délivrance de passeports diplomatiques à des «  non officiels de l’Etat » a renoué avec les pratiques d’attribution  de tels documents par le précédent régime favorisant la suspicion des Autorités Etrangères à l’égard de la crédibilité de notre appareil diplomatique, soumis à des exigences partisanes qui elles sont plutôt préoccupées de réaliser certains objectifs  à l’instar de ce qui aurait été attribué à des responsables assurant - semble- t-il -  le transfert de grosses sommes d’argent,

7) La décision du Ministre des Affaires Etrangères sortant de limoger dans la précipitation et sans référence aux règles de « la déontologie diplomatique », la chargée d’affaires de Tunisie à Helsinki, reflète sa détermination  de démontrer – par Facebook interposé – que la moralité est également suspecte chez ceux qui représentent à l’étranger l’Etat tunisien et que « Sheraton Gate » n’est que manœuvre de discrédit personnalisé,

8) La suspicion de non comptabilisation selon  les procédures administratives d’usage  de Fonds étrangers, a semé le doute sur la gestion par le Département des Affaires Etrangères des contributions de   pays amis et   donné   l’impression à  l’opinion publique que de tels  « exercices » sont  habituellement pratiqués,

9) Les  déclarations déplacées, inappropriées et incompréhensibles   du Président de la République - l’un des artisans de la Politique Extérieure du pays - en rupture de la courtoise  règle de non évocation à l’étranger de  problèmes internes, sont  lourdement préjudiciables à l’Unité de la Nation et à sa cohésion ; les propos relatifs à l’instauration de Régions Autonomes tels les « Länder » en Tunisie  et « à l’installation d’échafauds » pour certains citoyens  tunisiens, sont représentatifs de dérapage inadmissible au moment où le pays connaît de graves problèmes au niveau de son image et de sa crédibilité internationales.

En considération d’un tel bilan, il n’y a qu’un pas à franchir pour dire toute la difficulté pratique de réhabiliter la Diplomatie Tunisienne tant la Politique Extérieure de notre pays  continue d’être conçue par des acteurs  perméables  à des interférences  que  dicteraient  des objectifs  non conformes à nos véritables intérêts et qui consistent  à nous associer à  des actions de déstabilisation et de restructuration violentes de régimes  politiques de certains pays, conjugués à des manœuvres de toute sorte pour  provoquer par mercenaires et moyens financiers une scission entre les composantes islamiques de la Société Tunisienne. Il  y  a de sérieux   risques de voir la fragile  transition démocratique dans notre pays  échouer  et les conflits religieux déboucher sur une cassure  de l’identité tunisienne à la satisfaction de ceux qui se sont sentis  menacés par ce modèle tunisien en gestation, à la fois démocratique et islamique tolérant. Il n’en sera rien de tout cela même si les tunisiens payaient  encore une fois de leur sang ; la Méditerranée sera salvatrice !
Que pourrait donc faire notre Diplomatie dans ce  contexte d’improvisation et que pourrait faire encore  un Ministre professionnel ?

En dehors de la sage mesure de la gestion de situations semblables à celles énumérées ci-dessus, la Diplomatie devrait se préoccuper essentiellement de la  Réforme Approfondie du Département y compris de ses ressources humaines, Réforme à concevoir  à tous les niveaux pour  préparer le Ministère aux défis de l’étape post- électorale.

En effet, le Département devrait, en tout état de cause, s’employer à favoriser l’élaboration d’un Redéploiement diplomatique en fonction de la dynamique régionale et internationale et mettre au point un Plan de Réhabilitation Diplomatique de l’image de la Tunisie qui ne pourra être que conforme à son identité trois fois millénaire. L’orientation libérale et de justice sociale  de notre pays  et son ouverture politique, économique, sociale et culturelle sont irréversibles et rien ne pourra le dérouter de ses profondes convictions de paix, de sécurité et de tolérance religieuse en particulier !   

Salem Fourati
Ambassadeur de Tunisie à la retraite
 

Tags : politique   Tunisie  
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3 Commentaires
Les Commentaires
Salah Louzi - 12-04-2013 09:16

Si Salem,votre analyse est comme d'habitude (pour ceux qui ont eu le privilège de vous connaitre)fort pertinente et votre diagnostic est précis. Seulement, vous prescrivez un remède totalement à coté. Le Ministère des Affaires Etrangères a peut-être besoin d'une "Réforme Approfondie", mais ça serait pour d'autres raisons que celles décrites dans votre analyse. Le remède logique qui découle naturellement de celle-ci est en fait tout simplement de laisser la diplomatie tunisienne travailler sans interférence, sans parasitage et loin de portée des mains de tous les incompétents.

tounesnalbaya - 12-04-2013 09:35

Monsieur FOURATI si M.B.C.E. sera Président il remet tout en ordre, et répare tout ce qu'Ennahdha a démoli pendant deux ans, ce n'est qu'un incident de parcours, tout s'arrange avec la volonté du peuple, qui je suis sûr ne baisse pas les bras pour ses acquis.

Istifaka - 12-04-2013 15:41

Merci si Salem de cette rétrospective. La stratégie diplomatique de notre pays résidait sagement en une neutralité active jalouse de l'indépendance et des intérêts nationaux. Aujourd'hui on a l'impression que la voie choisie est celle de l'opportunisme béat. il n'y a qu'à voir comment les discours du président varient selon le pays où il se trouve. Pauvre Tunisie! Au lieu de miser sur les compétences de son élite, le pouvoir actuel travaille à leur exclusion. Espérons que ce n'est qu'une parenthèse de l'histoire qui ne tardera pas à se refermer.

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