Opinions - 08.04.2013

Quelles vulnérabilités territoriales et quelles menaces sécuritaires en Tunisie ?

Nul doute que la menace d’insécurité qui plane sur le pays dans ses composantes territoriale, économique et socioculturelle se fait de plus en plus forte. La recherche de solutions adéquatesà un problème aussi compliqué nécessite au préalablel’établissement d’un diagnostic précis et complet des différentes facettes du prisme sécuritaire compte tenu de la situation géopolitique générale.

S’il est vrai que la société tunisienne brille par sagrande homogénéité ethnique, religieuse et linguistique, principal garant de sa non-violence notoire, il est vrai aussi que la morphométrie du territoire, l’instabilité de l’environnement politique régional, le jeu des acteurs issus des élections du 23 octobre 2011 et leur « projet politique»créent des forces centrifuges menaçant l’intégrité du territoire et la paix sociale et compromettant la reprise économique.

Les vulnérabilités sécuritaires liées à la morphométrie du territoire

Contrairement aux « Etats compacts », ceux renfermant le maximum de surface à l’intérieur d’un minimum de frontières et maximisant de ce fait les proximités géographiques et sociales autour d’une centralité forte et performante, la Tunisie est un « Etat allongé » dont la capitale occupe une position excentrée par rapport à son centre de gravité géographique. Sa configuration franchement oblongue l’a dotée de 1300 km de frontières maritimes et de 1424 km de frontières continentales dont 965 km avec l’Algérieet 459 Km avec la Libye. Ces frontières, devenues plus sensibles et plus perméables après la révolution,sont de plus en plus difficiles à contrôler ou à protéger, tout particulièrement dans les secteurs semi-arides à désertiques du centre-Ouest et de Sud où l’occupation humaine est sporadique et ponctuelle et le maillage administratif  lâche. La faiblesse des densités de population et l’absence dans ces contrées de métropoles régionales à fort pouvoir de commandement administratif et économique limitent l’influence des villes petites et moyennes à des aires locales ou sous-régionales déshéritées et accroissent le  tropisme vers les frontières, notamment celles de la Libye, pays encore très instable.

Par ailleurs, la morphométrie du territoire tunisien, telle que définie précédemment,  favorise les décalages régionaux qui se creusent entre des zones « centrales », zones à fortes densités, dynamiques et ouvertes sur l’économie euro-méditerranéennes et des périphériesmal équipées, économiquement déprimées et livrées à toutes sortes de trafics frontaliers. En l’absence d’alternative de développement, les contestations qui animent ces périphéries dans la phase postrévolutionnairese multiplient. Les populations marginales ou marginalisés qui y vivent trouvent refuge dans les trafics les plus divers. Le commerce illicite de l’armement en transit ou destiné au stockage fragilise la sécurité du pays en dispersant les forces de sécurité et de défense du territoire non préparées à la situation géopolitique actuelle.

Les menaces liées à l’instabilité de l’environnement géopolitique régional

Pour ce qui a trait à l’environnement géopolitique régional, est-il besoin de souligner les aspects suivants :

1. L’instabilité régnant dans les pays du voisinage arabe en phase de transition postrévolutionnaire: Dans le contexte actuel, l’avenir sécuritaire de la Tunisie dépendra à la fois du sort de la Libye et de l’Egypte, pays en transition démocratique, et de celui du Mali et de La Syrie, pays en guerre civile où l’ingérence étrangère est déterminante.
2. La recrudescence du trafic de produits prohibésdans les pays du Sahel africain: Espace de transit qualifié médiatiquement d’autoroute du terrorisme allant de la Mauritanie jusqu’au Yemen via la Corne africaine, il est couru par des groupes de combattants jihadistes financés par la contrebande et les prises d’otages. Composé d’Etats vulnérables, le Sahel promet de nouvelles confrontations et coups d’éclats déstabilisants qui risquent de s’étendre à la Tunisiedont l’insertion dans les circuits de trafic d’armes et de recrutement de jeunes combattants ne manque pas d’exacerber l’inquiétude des tunisiens.La menace existe dans le cas où la Tunisie serve de base arrière ou de cible directe à ces groupes.

3.L’importance,d’une part, des intérêts géostratégiques des plus grands Etats de l’environnement euro-méditerranéen, notamment la France et l’Italie, préoccupés par leur sécurité et impliqués de facto sous l’effet d’une pression migratoire difficilement maîtrisée, et d’autre part de la guerre d’influence engagée entre ces Etats,plus ou moins fidèles à l’atlantisme, les Etats Unis rompant avec l’héritage unilatéraliste des néoconservateursmais toujours attachés à la lutte contre le terrorisme et la Chine que la croissance économique accélérée assoiffe de pétrole et de ressources naturelles. La Turquie estnaturellement concernée du fait de son appartenance au monde musulman et de l’intérêt que représente son modèle d’Etat laïque pour les anciennes provinces de l’Empire, nouveaux marchés qu’elle commence d’ailleurs à conquérir.

Il est probable que les positions adoptées maintenant par ces Etats changeront lorsque le bilan de la marche vers la démocratie s’avèrera peu enthousiasmant du fait du désordre de la transition et de l’incompétence de l’islamisme modéré mal domestiqué et visiblement incapable de gérer cette transition et de maîtriser in situ les écarts dufondamentalisme religieux, ainsi que de l’approfondissement de la crise économique attestée par la rétrogradation répétée de la note souveraine.

Les menaces liées à la naissance de forces centrifuges fondamentalistes

L’émergence sur la scène politique de nouveaux acteurs reniant l’œuvre des réformateurs et projetant des bouleversements identitaires par la remise en question des acquis socio-culturels censés être indélébiles ouvre la voie à des clivages idéologiques exclusifs et à la discorde. D’un côté, la centrifugeuse salafiste, même si elle persiste à affirmer que la Tunisie n'est pas "une terre de djihad, mais de prédication", n’arrête pas de soumettre la population à toutes sortes de menaces, allant du mauvais traitement des élites à l'assassinat politique.Ces menaces sont d’autant plus lourdes que la tournure que prennent les événements de Syrie et du Mali laissent prévoir un retour de jeunes jihadistes tunisiens aguerris,engagés dans des conditions douteuses dans conflits meurtriers à l’étranger. D’un autre côté, le laxisme franchement complice et imprévoyant de la majorité au pouvoir vis-à-vis des écarts salafistesn’a pas tardé à se retourner comme un boomerang d’abord contre cette majorité dont les leaders sont naïvement bercés par le rêve fou d’un sixième khalifat. A ce propos, plusieurs effets doivent être signalés à savoir la radicalisation du vivier salafiste hostile au consensus et à la concorde, la dislocation de l’unité nationale par relégation des forces de progrès, l’affaiblissement de l’Etat et le développement de forces centrifuges confessionnelles présageant la montée des affrontements violents.

La révolution, incontestablement confisquée à la faveur d’un plébiscite(par le vote) de l’identité, valeurbafouée dans la mêlée, dévie de ses objectifs pour prendre la voie d’un projet d’Etat anachronique préconisant l’instauration d’une société archaïque fondée sur une identité mal importée. L’échec de la troïka et son incapacité d’adhérer à un consensus national cache mal l’incompétence, l’inexpérience et l’irresponsabilité de ceux que ce vote a permis de mettre aux commandes de l’Etat.

La menace de l’ajustement structurel

Quand l’inflation par les salaires, la pire des inflations, s’accentue, quand la dette improductive, la pire des dettes, s’accroit, et quand le déficit de la balance des paiements, la plus sensible des balances, se creuse ; la crise sociale, l’inflation, le tarissement des liquidités bancaires, l’érosion de la monnaie nationale, le désinvestissement et d’autres dysfonctionnements économiques pointent du nez dangereusement. La suspicion doublée d’insouciance dont font l’objet les agences de notation, ces « nouveaux maîtres du monde » obsédés par l’ampleur de la dette et les risques financiers,n’évitera pas à la Tunisie de recourir une nouvelle fois aux services du Fonds monétaire international et d’accepter fatalement la thérapie de l’ajustement structurel, thérapie susceptible de porter atteinte à la souveraineté nationale et de générer davantage de risques sociaux.
Sans verser dans le catastrophisme, il est clair que l’obsession d’accaparer et de ré-accaparer le pouvoir pour mieux l’inscrire dans un projet de fiction théocratique partisane et l’incapacité de déterminer le calendrier menant sereinement, sans contrainte violente ni biais électoral majeur à la démocratie, ne font que ruiner la crédibilité de l’Etat Tunisien auprès des  forces de l’opposition, de la société civile ainsi que de ses partenaires étrangers traditionnels et des instances financières internationales.Les Etats « frères »soumis à l’influence confessionnelle orientale rigoriste et auprès desquels on espérait récolter une aide généreuse et des crédits à bon compte,n’ont pas répondu aux attentes des acteurs de la transition actuelle. Symboles de l’horreur politique, ces monarchies et nano-monarchies pétrolières s’emploient en fait à consacrer l’ingérence, par procuration, de relais complices des puissances hégémoniques étrangères.

Il est clair aussi que la Tunisie ne peut supporter plus longtemps la violence politique et l’insouciance du pouvoir transitionnel face au problème d’instabilité. Si les forces de sécurité et l’armée sont souvent les garants de la permanence de l’Etat autoritaire, centralisé et sécuritaire, le consensus politique est le levier principal de la sécurité de l’Etat démocratique, décentralisé et de droit.

Aujourd’hui, l’Etat tunisien en gestation doit être capable, non seulement de veiller à l’intégrité du territoireet à l’équité socio-spatiale, maisaussi de neutraliser les forces centrifuges liées aux crispations idéologiques et identitaires créées indûment par le « génie » de l’absolutisme passéiste rétrograde.

Habib Dlala
Professeur à l’Université de Tunis
Ancien Doyen de La FSHST