Opinions - 10.04.2009

Rémunération des Dirigeants: l'éclatement de la Bulle

Après l’éclatement de la bulle immobilière en 2008 et l’effondrement des marchés financiers, la crise semble durablement affecter l’économie réelle et toucher l’ensemble des acteurs économiques…y compris les dirigeants des principales banques et entreprises mondiales. Ce qui peut paraître comme une conséquence logique d’un appauvrissement généralisé semble être en fait une vraie surprise pour les premiers responsables désignés de la débâcle.

AIG, le leader mondial de l’assurance aujourd’hui en quasi-faillite et ayant bénéficié de plus de $200 milliards de fonds publics a récemment encore fois défrayé la chronique en acceptant de verser $165 millions en bonus et primes à ses dirigeants! Devant le tollé de l’opinion américaine généralement hostile à l’intervention de l’État pour sauver des entreprises et qui considère les financiers de Wall Street comme responsable de la crise actuelle, le Président Obama a immédiatement indiqué que le gouvernement taxera la totalité de ces revenus.

Le fait que ces contrats aient été négociés avant la crise n’a pas fait reculer le législateur: Un texte est d’ailleurs en préparation pour taxer la quasi-totalité des bonus versés par les compagnies et les banques ayant bénéficié de l’aide de l’État, un autre pour limiter la rémunération totale des dirigeants de ces entreprises à un plafond de $500,000 par an.

Les américains ont été étonnés de découvrir que leurs dirigeants sont en moyenne 5 fois mieux rémunérés que leurs collègues européens (1) sans que cela se reflète nécessairement dans la valeur des sociétés! En Suède, le gouvernement a légiféré dans le même sens pour interdire les bonus et bloquer les salaires des hauts dirigeants, et au Canada, le nouveau Président de la Caisse des Dépôts (premier fonds de retraites au Québec ayant enregistré une perte historique de C$40 milliards en 2008) a décidé de renoncer a de nombreux avantages dont avaient bénéficié ses prédécesseurs.

France: le réflexe Sarkozy

En France, le Président Sarkozy a vigoureusement emboîté le pas à son homologue américain lorsque la banque Natexis  a annoncé des bonus totalisant  90 millions d'euros  en 2008, alors que son cours en bourse a été réduit de 90% depuis son introduction! Fait insolite, la Présidente du patronat Français  s’est jointe aux récriminations adressées par le gouvernement et les syndicats aux patrons de la Société Générale et de Thomson! Cette réaction brutale des autorités politiques (en réaction à l’outrage subit par la population) remet en cause la représentativité des Conseils d’Administration et autres comités de rémunérations censés garantir une "bonne" gouvernance! Le Professeur Reinhardt de Princeton se demande même qui ces Conseils d’Administration représentent-ils vraiment (2)?

Au-delà du caractère souvent politique du débat actuel sur  la rémunération des dirigeants, soumis au feu d’une actualité douloureuse pour les gouvernements comme pour les populations, il est intéressant de revisiter le lien supposé entre rémunération des dirigeants et performance et voir, ainsi, comment les mécanismes par lesquels on devait récompenser les meilleurs ont dérapé. 

L'approche américaine

Aux États-Unis, la rémunération des dirigeants a, depuis longtemps, fait l’objet d’une réflexion rigoureuse et rationnelle : l’idée est que, les dirigeants étant recrutés par les actionnaires pour créer de la valeur, leur compensation doit être essentiellement liée à l’augmentation de la valeur de l’entreprise ; pour les sociétés cotées en bourse, il a suffi de lier la rémunération des dirigeants à l’augmentation du cours de l’action via un mécanisme de stock-options.

Pour une économie de marché, une répartition efficace des ressources exige que les managers soient évalués à leur prix de marché, exactement comme le sont les actions des sociétés qu’ils dirigent! Dérivées d’une théorie financière moderne que les Think-Tank Néoconservateurs ont vulgarisée, ces innovations ont rapidement traversé l’Atlantique : les compagnies européennes ayant adopté ces pratiques, certains pays (dont la France) ont même bonifié les avantages octroyés aux dirigeants à l’aide de mesures fiscales incitatives!

Or, déjà en 1990, aux États-Unis, les Professeurs Jensen et Murphy (3) ont montré les limites de la supposée relation entre rémunération des dirigeants et valeur de l’entreprise : ils ont compilé les données de 1,295 firmes, sur 5 décennies, pour 2,000 CEO, et ont constaté que non seulement les bonus payés ne reflètent ni un accroissement des bénéfices de l’entreprise ni une augmentation des cours en bourse (!) mais il semblerait plutôt que les Conseils d’Administration des sociétés aient la fâcheuse tendance à fixer les rémunérations sur des considérations  corporatistes.

Invité à donner son point de vue, suite au scandale (déjà!) ENRON et sur les rémunérations astronomiques des dirigeants de General Electric, Jensen constatera en 2004 que les actionnaires sont lésés par les contrats en place, et que les analystes financiers encouragent systématiquement les managers à détruire de la valeur plutôt que l’inverse, concluant dans son témoignage au Congrès qu’il faudrait réglementer et empêcher toute probable collusion pour préserver la crédibilité du système. Des études plus récentes ont confirmé ces appréhensions, certaines faisant état d’une corrélation négative entre rémunération des dirigeants, bénéfices ou rendements pour les actionnaires.

Ainsi, les dirigeants ont été souvent rémunérés pour avoir profité d’une bonne conjoncture (‘luck paycheck’!). Plus inattendues, les analyses des Professeurs de Harvard et de Berkeley Bebchuk Fried et Walker (4) montrent que les rémunérations sont plutôt le reflet d’un prélèvement confiscatoire (comme pour un pour loyer abusif, ils parlent de ‘rent extraction’), et ils constatent même que les cours en bourse réagissent plutôt positivement au décès d’un  CEO…

En fait, si les sociétés ont jusqu’ici considéré la rémunération par stock-options et autres bonus comme une forme moins coûteuse et plus "juste" de compensation, il semble qu’ils n’aient pas fait suffisamment d’efforts pour accroître la responsabilité des dirigeants (accountability), corollaire indispensable pour que le système fonctionne. Aujourd’hui, dans un environnement marqué par le retour en force de la politique et l’effacement relatif des stars de Wall Street ou de la City happés par les nationalisation en série, et devant les revendications des populations frappées par la crise, il est urgent de rétablir l’équilibre et d’améliorer la perception des élites managériales auprès des investisseurs. 

Au Canada et aux États-Unis,  les sociétés ont été amenées récemment à communiquer intensément sur les conditions de rémunération de leurs dirigeants (et peut-être davantage lorsque ceux-ci renonçaient à leurs bonus…). En Europe, au Japon ou sur certains marchés émergents (Russie notamment), la nécessaire transparence semble encore se heurter à de vieux corporatismes et aux solidarités des élites. Le retour de la confiance des investisseurs en sera d’autant plus retardé!

Et en Tunisie?

Quelles implications possibles pour la situation en Tunisie? Bien qu’on ne dispose pas encore d’informations exhaustives et statistiquement exploitables, notamment en ce qui concerne le secteur privé, on peut penser que la nature plus consensuelle des rapports entre les dirigeants et leurs actionnaires ainsi que la politique des salaires menée prudemment par l’État dans un souci légitime de justice sociale limitent justement les excès; il se pourrait même que le dégonflement de la bulle des rémunérations en Europe et en Amérique du Nord se révèle être en fait un incitatif puissant pour que nos entreprises aillent plus facilement recruter là-bas les talents nécessaires à leur expansion.

2 Avril 2009

Sami Chaouch, Dr.
Managing Partner

SBC Conseil
Financial Advisors
701 Rue St Pierre
Montréal, H2Y 2N4,  Québec.
 

Lire aussi: Combien faut-il payer les dirigeants d’entreprises en Tunisie ?
 
(1)    Robert Frank ‘Should Congress put a cap on Executive Pay’, New York Times, January 4th, 2009.
(2)    Uwe E Reinhardt ‘Whom do Corporate Boards represent’ The New York Times, February 20th, 2009
(3)    Jensen M. et Murphy K.(1990), Performance pay and top-management incentives, Journal of Political Economy
(4)    Bebchuck, Fried and Walker ‘Management Power and Rent Extraction...’ Harvard Law & Economics Discussion Paper 366.

SBC Conseil est une firme de Conseil Financier établie à Montréal, enregistrée auprès de l’Inspecteur Général des Institutions Financières du Québec, et spécialisée dans le conseil, les transactions financières internationales, les placements privés, les fusions-acquisitions, et la gestion des risques.