Lu pour vous - 25.11.2012

Wassila Bourguiba

Amie de longue date de Wassila Ben Ammar, Jacqueline Gaspar a réalisé dans les années 72-73, une série d'entretiens avec l'ex première dame de Tunisie. Elle vient de les publier chez Demeter, dans un livre sous le titre "Wassila Bourguiba-Entretiens à Carthage 72-73". Bien que datant de 40 ans, ces entretiens restent étonamment  d'une brûlante actualité. Trente ans d'histoire de la Tunisie défilent sous nos yeux : l’affaire Ben Salah, le fameux discours de Kadhafi au Palmarium, le voyage officiel en France sous Pompidou et du temps de Jacques Chaban Delmas à Matignon, ses positions sur le voile, le régime politique, la succession, mais aussi et surtout le rôle déterminant joué par celle qu'on appelait "l'homme fort du régime" . Un témoignage qui éclaire d'une jour nouveau la personnalité complexe de l'ancienne compagne de Bourguiba . Extraits :

Raconte-moi un peu la vie que menait en 1938, une jeune femme comme toi, qui se mariait d’une façon tout à fait traditionnelle et qui avait une personnalité telle que la tienne. Bon tu t’es mariée, tu es arrivée dans cette maison? Que s’est-il passé? As-tu vécu seule avec ton mari ou dans sa famille ?

J’ai vécu dans sa famille. J’avais préparé une maison à Tunis pour que nous y habitions seuls. La famille habitait Sidi Bou Saïd. Nous avons quand même habité seuls dans cette petite villa pendant un ou deux ans et puis peu à peu, sa famille (sa mère, trois sœurs et trois frères), jour après jour, les uns après les autres, sont venus habiter avec moi. Cela ne me choquait pas parce que je les aimais beaucoup, c’était des amis mais je n’avais plus de liberté et puis mon mari était l’aîné, il dépensait pour toute la famille et dans cette villa qui avait trois pièces, nous avons très vite été dix personnes et mon mari payait pour tout le monde avec l’argent que rapportait sa propriété de famille. C’est la tradition dans nos pays et puis je te l’ai dit, je les aimais, nous sortions ensemble, nous allions au cinéma ou nous promener l’après-midi. Au bout d’un an j’étais épuisée, moi j’avais aussi ma famille et je m’étais mariée en partie pour l’aider et avec toutes ces charges nous n’arrivions même plus à payer le loyer. Nous vivions donc sur l’argent de la propriété qui était à toute la famille de mon mari, nous avions des dettes et plus un sou. Alors j’ai dit qu’il fallait liquider la villa et habiter la propriété. Une partie de la famille est restée à Sidi Bou Saïd, les jeunes filles sont venues à la campagne avec moi, ainsi que ma belle-mère et nous avons vécu comme des campagnards. J’ai acheté un troupeau avec mon argent personnel et j’ai pu avec cela aider ma famille. J’aimais cette vie, je faisais tous les travaux de la ferme et même je conduisais le tracteur. A la ferme, je travaillais pour mon mari mais avec mon troupeau acheté avec mon argent personnel, j’ai pu par exemple aider mon frère à payer ses études. Dans la propriété, malgré tout le travail nous arrivions à peine à joindre les deux bouts. Les ouvriers gagnaient leur vie, nous vivions mais nous ne pouvions pas mettre un sou de côté C’était une propriété de céréales, il y avait peu de choses et elle était hypothéquée. Je suis restée là pendant quinze ans. J’aimais bien cette vie mais je faisais cela surtout pour gagner mon pain. Mon rêve c’était d’avoir une maison rien que pour moi et un cuisinier ! Peut- être parce que je faisais la cuisine pour tout le monde, je me disais, le repos ce serait d’avoir un cuisinier ! Mais c’était impossible ! Nous étions vraiment pauvres à cette époque, c’était toute une histoire pour moi d’acheter une boîte de lait pour ma fille, elles coûtaient 50 francs, je voyais la boîte finir et j’avais une peur bleue de ne pas avoir les 50 francs pour la boîte suivante. J’avais de vrais soucis d’argent mais je n’étais pas triste. J’avais une seule robe qui me durait un an et puis un jour, il y avait un mariage où je devais aller, alors je vendais l’un des bijoux de mes fiançailles dans les souks ou je les mettais au Clou dans une banque franco-musulmane et j’étais toujours bien habillée ! Je ne montrais pas ma misère. Je me sentais deux devoirs, élever ma fille et ne pas abandonner ma famille. J’ai pu remplir ces deux devoirs et vraiment pour cela je faisais volontiers n’importe quoi ! Je ne pensais pas à m’enrichir mais à vivre.

Finalement mes belles-sœurs se sont mariées et je suis restée seule avec mon mari à la ferme mais la famille venait souvent, nous avons gardé de bonnes relations ; cela m’agaçait, par exemple quand je n’arrivais pas à acheter une boîte de lait pour ma fille et que mon mari nourrissait quarante personnes. Mais il n’y avait pas de friction parce que j’aimais bien tout le monde et ma belle-mère était très gaie et très libre. Moi aussi je me sentais libre, cela n’a jamais été pour moi un vrai problème d’être pauvre. Je m’occupais de tout, je conduisais l’auto, je partais faire les courses… et puis on a partagé entre les frères et sœurs, alors j’ai vécu sur notre morceau et c’est ce morceau que j’ai travaillé. Après l’indépendance, les banques m’ont prêté de l’argent comme elles en prêtaient aux colons français avant l’indépendance et j’ai investi beaucoup d’argent. Après, j’ai arrêté un temps de m’occuper d’agriculture et puis le virus m’a rattrapée, le Président m’a poussée à reprendre. J’avais des scrupules parce que je pense qu’il faut habiter la propriété dont on s’occupe. Je disais au président que ce ne sont pas des coups de téléphone qui remplacent la présence mais petit à petit j’ai repris, j’ai planté de la vigne, j’ai acheté du bétail, c’est une chose que j’aime beaucoup. Ma fille n’est pas intéressée mais je pense que mon petit-fils qui a quinze ans fera une école d’agriculture !

Étais-tu amie avec ton mari ?

(...) Je ne comptais que sur moi, comme si ça avait été moi, l’homme de la maison. Je me sentais responsable de tout, c’était dur, mais j’avais la joie de vivre, je n’étais pas malheureuse. Tiens, je te raconte, j’ai habité un gourbi pendant dix ans, tout le monde habitait la maison, amenait ses amis et ça devenait infernal, alors un jour, j’ai décidé de vivre seule, j’ai fait moi-même le gourbi avec les ouvriers, en vingt-quatre heures. C’était une pièce, je vivais exactement comme les paysans et j’aimais cela. Un gourbi c’est chaud l’hiver et frais l’été et c’est aéré par son toit de paille. C’est beaucoup mieux que les maisons en aggloméré.

Le coup de foudre

Comment as-tu été amenée à épouser le Président ?

Et d’abord je dois te raconter comment je l’ai connu. Depuis toujours, j’étais nationaliste et pour moi, il était le symbole de la Tunisie, c’était l’homme qu’il fallait voir de près. La première fois que je l’ai rencontré, je devais avoir vingt ans…Tu sais, nous sommes un peu parents. J’étais allée chez lui et à cette époque les hommes et les femmes étaient séparés pour les repas. Avec lui, il y avait des hommes qui venaient de l’intérieur du pays et moi, on m’a fait manger à la cuisine et cela m’a frappée, je m’en souviens encore. Il était marié à l’époque, c’est sa première femme qui m’a reçue. Ca m’est toujours resté d’avoir mangé à la cuisine avec les femmes. Après cela, je l’ai revu pendant la guerre. Les Allemands avaient occupé le Sud de la France et la Tunisie. Ils ont libéré Bourguiba, qui était en prison à Marseille et ils l’ont d’abord envoyé à Rome, mais lui n’était pas pour l’Axe et il envoyait des lettres secrètes à Tunis pour leur recommander de ne surtout pas collaborer avec les Allemands. Ici, on disait qu’il était fou, qu’il avait été longtemps prisonnier, qu’il ne mesurait pas la force des Allemands. Mais lui continuait à dire qu’il ne fallait pas marcher avec l’Axe. Les Tunisiens, qui étaient sans guide, marchaient avec les Allemands surtout par opposition aux Français qui étaient les colonisateurs. Ils disaient, le principal c’est que les Français partent d’ici… après on verra ! Ils voyaient là un moyen de se débarrasser des Français, sans voir plus loin. Bourguiba envoyait des lettres qu’on lisait en cachette et on avait peur…et puis le 8 avril, il a été libéré et il a été rapatrié. Quand il est arrivé, je suis allée avec la foule à sa rencontre, mais l’avion s’est posé à Menzel Bouzelfa … Enfin le lendemain de son retour, il est venu à Hammam-Lif voir sa famille. Moi je suis allée l’attendre avec la foule le matin, et l’après-midi je pensais m’habiller correctement et aller rencontrer le père de la nation. Tout à coup, sa belle-sœur qui est ma cousine, nous envoie dire que Bourguiba était chez elle…J’ai tout laissé et je me suis précipitée comme j’étais. Je me souviens que j’avais une robe de chambre faite dans une couverture militaire, parce qu’à l’époque, il n’y avait pas de tissu et pourtant j’avais préparé ma blouza et ma fouta mais j’ai couru pour le voir. Et tout de suite, je me suis aperçue qu’il avait eu un coup de foudre. Il m’a embrassée. Il s’est levé et puis il s’est assis et il m’a encore embrassée et je me suis tout de suite aperçue de ce qui se passait.

Alors c’était vraiment un coup de foudre ?

Oui, le coup de foudre.

Et toi ?

Moi, pas du tout. Je l’ai trouvé intelligent, il me plaisait comme combattant, j’aimais l’écouter parler, mais je n’ai jamais pensé pouvoir l’aimer autrement. C’est comme si tu m’avais dit, tu vas aimer le roi…
Après cette rencontre, il venait tous les jours chez mes cousins pour me voir…En France, c’est très galant d’embrasser la main d’une femme, mais chez nous, ça ne se fait pas du tout et personne ne m’avait jamais baisé la main. Lui, quand j’allais le voir, il me baisait la main en me disant bonjour…il me faisait le baise-main ! J’étais flattée, je me disais, pas possible…un homme m’embrasse la main !… Les premières fois je la retirais, je ne m’habituais pas mais j’étais flattée quand même… Bon ! quelques jours après les Alliés sont arrivés. Lui, il se cachait pour que les Allemands, qui le cherchaient partout ne l’emmènent pas avec eux en partant. Un jour, à Bab Souika, il voit des soldats inconnus, c’étaient des Anglais. Alors il est allé se cacher à Metouia qui était très sûre pendant la Résistance. Personne ne savait où il était. Moi-même, j’étais inquiète parce qu’à un moment, il avait eu l’idée d’aller au-devant des Alliés. Pendant un mois, je n’ai eu aucune nouvelle. On me disait qu’il allait bien, mais je n’avais aucune nouvelle directement. Il attendait pour revenir d’avoir des contacts avec les Français. Il les a eus par l’intermédiaire du consul américain.

Quand l’as-tu revu, toi ?

Tout de suite. Dès qu’il est revenu, il est venu me voir régulièrement. Le jour où il est sorti de sa cachette, il s’est voilé pour rentrer à Tunis. Donc, il venait me voir, moi, je dois dire que j’avais peur, je ne voulais pas montrer que j’avais compris qu’il était amoureux, mais j’aimais discuter avec lui, j’étais flattée de discuter avec lui, mais dans ses yeux je voyais bien qu’il pensait à autre chose et il le montrait ouvertement. D’ailleurs, il n’a jamais su cacher quoique ce soit ! Parfois, il y a des discussions secrètes, il dit qu’il ne faut surtout pas en parler devant telle ou telle personne mais c’est lui-même qui en parle. Il parle devant tout le monde, il n’a jamais eu peur de raconter ses secrets, il n’a pas de secrets, au contraire, il en fait de la publicité. Je peux te dire que je ne l’ai jamais vu garder un secret !

Le divorce…

Est-ce que tu sais vivre avec lui ?

Oui, j’ai toujours su. Avant de signer notre contrat, je lui ai dit qu’une chose pourrait nous séparer, je ne supporte pas qu’on crie, qu’on m’insulte, s’il vous arrivait un jour de vous laisser aller à mal me parler, tout président de la République que vous soyez, j’ouvre la porte et je sors, même si je dois aller en prison. À ce moment-là, prison pour prison, je préfère la vraie. Je ne ferai pas les travaux forcés dans un palais !

Il m’a toujours respectée, je suis peut-être la seule personne de son entourage, y compris les ministres qu’il ait toujours respectée. Je dois dire que je ne lui donne pas l’occasion de ne pas me respecter.
Enfin…j’ai divorcé et j’avais décidé de rester ainsi, ni pour l’un, ni pour l’autre, je voulais ma liberté, c’était convenu comme ça. Après mon divorce, j’allais beaucoup plus souvent chez lui, je passais des journées, des soirées là-bas. Lui il avait des scrupules parce qu’il m’avait fait divorcer et qu’il continuait à voir sa femme et qu’elle venait le voir et que dans les cérémonies officielles c’était elle qui était présente.

Et toi, cela t’ennuyait ?

Pas du tout ! J’avais ainsi ma liberté et aussi j’ai beaucoup de respect pour sa femme, elle était dans la lutte à ses côtés et maintenant c’est une femme âgée.

Alors, qu’est-ce qui s’est passé ?

A ce moment-là, il y a eu la bataille de Bizerte. Pendant ces trois jours, je me suis occupée des réfugiés. Il y a eu des morts et des blessés.

Et puis un jour, je rentre à midi et le président me dit, le procureur de la République est allé voir ma femme et j’ai demandé le divorce. J’ai été très étonnée, je lui ai dit que ce n’était pas le moment, nous avions des blessés et des morts, ce n’était vraiment pas le moment de penser au divorce. J’ai compris qu’il voulait justement faire passer cette chose difficile, la camoufler sous les événements graves des bombardements, des blessés…les gens étaient trop occupés par tout ça pour faire très attention à des histoires de divorce. Ainsi les gens n’ont pas eu le temps d’en discuter. Il a donc obtenu son divorce. Lui libre et moi libre, il a dit, maintenant il faut qu’on se marie. Alors là, j’ai quitté le Palais du Premier Juin bien décidée à ne jamais revenir, je disais, même si le plafond me tombe sur la tête, je n’épouserai pas Bourguiba !

Et pourquoi ne voulais-tu pas ? Tu avais peur de ne plus être libre ?

Non, non, la preuve c’est que je suis libre. Je voyage, je sors, il ne m’a jamais ennuyée de ce côté-là…mais cela me semblait énorme !

Tu as eu peur de lui ?

J’ai senti le poids d’une énorme responsabilité. Être l’épouse d’un chef d’Etat, ce n’est pas facile et Bourguiba n’est pas un homme facile. Les gens ne le connaissent que quand il rit, quand il discute. C’est vrai qu’il est sympathique et très intelligent mais dans l’intimité, ce n’est pas un homme facile. Pourtant je le connais depuis trente ans et je dois dire qu’il m’a toujours respectée... De temps en temps, quand je ne suis pas contente, il me dit, ah tu boudes ! Et quand je suis en forme, il me dit, ah tu es beaucoup plus sympathique comme ça. Quand je boude, je ne dis pas un mot, je reste là sans parler. Je suis là, la femme du Président de la République, c’est tout.

Donc tu ne voulais pas te marier avec lui ?

Non, jamais, d’ailleurs je le lui disais. Il le savait et il dit parfois à ses amis : elle ne voulait pas se marier avec moi !

Lui il t’aime vraiment ?

Lui, jusqu’à ce jour, amoureux fou ! Je suis vraiment tout pour lui, je ne sais pas si c’est de l’amour ou autre chose mais je sais que je suis tout pour lui.

Et toi ?

Qu’est-ce que tu veux dire ?

Est-ce que tu as… est-ce que tu as eu pour lui de l’amour ?

Écoute, ce n’est pas question d’aimer ou de ne pas aimer.
J’ai toujours respecté le symbole Bourguiba. Pour moi, c’est tout, je ne peux pas distinguer entre l’amour, le respect et l’admiration. Il me plaît d’être avec lui. Si tu restes un quart d’heure avec lui, tu n’as plus envie d’être avec un autre parce que la différence est tellement grande. J’appelle cela de l’amour. Tiens, je te raconte, il me dit, dis-moi que tu m’aimes, je veux l’entendre de ta propre bouche, tu ne me l’as jamais dit…Je lui réponds que c’est mon caractère. Si je vis avec toi, c’est que tu me plais, mais je ne peux pas dire, chéri, je t’aime ça je le laisse à d’autres…Lui, il le dit !…Tu sais, l’homme, la femme, ce n’est pas la même créature. La femme pour l’homme c’est une nécessité, c’est de la possession. Il m’aime, je sais, il ne peut pas se passer de moi. Si je prends huit jours de congé, pour lui c’est le vide total, surtout maintenant qu’il a vieilli, il ne veut pas être seul… Mais l’homme, cette autre créature, veut tout pour lui  tandis que la femme…je ne sais pas…elle donne…il me semble que c’est ça…

Tu veux dire qu’il est trop possessif ?

Oui, oui …Et puis, les femmes, ici, tu sais…Jeune fille on est séquestrée par les parents. Une fois mariée, on est séquestrée par un mari jaloux qui ne laisse pas sa femme libre un jour…et si la femme est divorcée ou veuve, elle retombe sous l’autorité de ses parents. La femme n’est jamais libre !

Et toi tu veux ta liberté.

C’est-à-dire que je veux la liberté d’aller me promener où je veux, quand je veux… J’aime beaucoup la campagne, l’agriculture. J’aime aller à la ferme, bien sûr, maintenant, les possibilités sont moindres parce que Bourguiba est le chef de l’État, il a toujours besoin de moi, mais moi, je suis un peu bohème, un jour là, un jour là et demain, tu peux me voir dans le Sud, au Sahara ou ailleurs, j’ai toujours été comme cela !

… et le remariage

- Si tu veux bien, revenons à ton mariage, au moment où tu as décidé de fuir à tout jamais. Pourquoi ?

Parce que je ne voulais pas me marier avec lui. Et puis je savais que les militants étaient contre et je ne suis qu’une femme, j’ai eu peur, j’ai reçu des lettres de menace. Même dans son entourage, dans sa famille, ils étaient contre. La seule personne de son entourage qui a toujours été parfaitement correcte avec moi, c’est son fils, il m’a toujours respectée, il a toujours été très bien avec moi, peut-être est-ce dû à son éducation, c’est sa mère qui l’a élevé, son père était toujours absent, ou loin, ou en prison. Enfin jusqu’à ce jour, son fils ne m’a jamais dit un mot de travers. Quand il vient, il est chez lui chez son père, pourtant il ne prend pas même un journal sans me prévenir, J’apprécie les rapports que j’ai avec lui. Bien sûr c’est qu’il respecte en moi la femme de son père mais il pourrait ne pas m’aimer, je pourrais le comprendre, pourtant je n’ai jamais ressenti d’hostilité de sa part, je crois qu’il m’aime bien, comme on aime une amie.

Donc à cette époque, les gens ont essayé de t’empêcher de l’épouser ?

Je recevais des lettres de menace tous les jours…On m’écrivait, il ne te reste qu’un mois à vivre…

Anonymes ?

Oui, anonymes. Toujours anonymes. J’ai donné ces lettres au Président, à la police. Enfin je crois que l’entourage y était pour beaucoup, d’autres aussi, bien sûr. Malgré ça, je ne suis pas partie, je trouve que j’ai été courageuse…J’ai reçu un jour une lettre me disant que je serai tuée avant quatre jours.

C’est agréable !

Non…mais, tu sais, les lettres anonymes !…

Et officiellement, les membres du gouvernement, les gens du Parti ? Ils étaient contre ton mariage ?

Non, au contraire, parce que Bourguiba avait demandé aux vieux militants, Hassen Ben Abdelaziz, Béchir Zarg Layoun, etc. Ils ont tous été d’accord. Ils aiment beaucoup le Président, ils préféraient qu’il soit marié, tranquille…

Mangeur d’hommes

Après ce qui s’est passé, aurais-tu souhaité que le Président se retire ?

Depuis qu’il est tombé malade, avec l’âge qui vient et aussi avec cette déception causée par Ben Salah qui l’a beaucoup affecté, oui je désirais qu’il se retire. J’ai toujours souhaité qu’il parte en beauté. Personne n’a fait plus pour son pays. Je lui ai toujours conseillé de se retirer en beauté ! De laisser sa place, de son plein gré, à d’autres, en restant un conseiller, le père de la nation ! Je voulais qu’il se repose un peu, il a beaucoup travaillé… mais ce n’est pas possible, il ne se retirera jamais ! Tu peux être sûre que s’il y a d’autres élections, il se représentera et il faut bien dire que même fatigué, malade et vieux, c’est encore lui le plus conscient de la réalité.

Je ne sais pas si le pouvoir a usé Bourguiba, c’est plutôt la maladie qui l’a usé. Vraiment je voudrais qu’il se repose, je voudrais qu’il ne se représente pas.

Et tu penses qu’il se représentera ?

Il continuera jusqu’à son dernier souffle.

Quand tu lui conseilles de se retirer, que dit-il ?


Je le lui dis tous les jours. Il dit, oui, oui, bien sûr, mais je sais qu’il ne le fera jamais et qu’il se représentera aux élections.

Et quand tu insistes, il se fâche ?

Non, parce que je le lui dis quand je le vois fatigué, alors, là, il accepte il dit oui, oui, mais je sais qu’il n’en fera rien ! Et puis il faut le dire, il n’a pas formé d’hommes, il a toujours travaillé seul, ou plutôt, il s’est servi des hommes. Un journal a écrit, Bourguiba est un mangeur d’hommes. Il travaille avec des équipes, il gagne du temps. Comme on dit en arabe, il prend le jus du citron, je ne dis pas qu’il jette la peau, mais ce qui est certain c’est qu’il prend le jus.

Penses-tu qu’il est ingrat ?

Sincèrement…là, tu me pousses… c’est très délicat …J’ai beaucoup de respect pour lui… tiens…il parle souvent de ses vieux militants…ce sont des paroles… il leur donne des décorations…mais il y en a qui seraient utiles dans cette préparation, cette lutte de l’après-Bourguiba, mais il ne les emploie pas et c’est dommage parce que beaucoup sont très capables et lui sont très attachés.

Sa vraie force, c’est le peuple. Le peuple l’adore. Tiens, aujourd’hui, il enlèverait Hedi Nouira et il mettrait n’importe qui à sa place, le peuple accepterait. Le peuple est prêt à accepter tout de lui et beaucoup de ceux qui sont en place ne seraient rien sans Bourguiba.

C ’est inquiétant pour l’avenir, non ?

Qu’est-ce que tu veux,  c’est ainsi ! Les vieux partent, les jeunes arrivent. Espérons que les générations qui montent seront capables de faire aussi bien et même mieux que Bourguiba. Les générations qui ont vu le colonialisme, la lutte pour l’indépendance sont déjà indifférentes, alors les jeunes qui ne savent pas ce que c’était… pour eux c’est de l’Histoire, ils ne réalisent pas ce qui a été fait. Ils pensent que tout ça, ce sont des vieilles histoires, des gens dépassés. Il y a un grand fossé entre la jeunesse et Bourguiba, maintenant. Avant, il travaillait avec les jeunes. Tous ses contacts étaient avec des jeunes. En France, par exemple, j’étais avec lui, je l’ai vu, à Grenoble et à Paris…Maintenant, il fuit les choses compliquées, il fuit les problèmes. Je lui dis, vous n’avez jamais eu peur des problèmes, appelez de jeunes professeurs, des intellectuels, discutez avec eux et appelez aussi des paysans, des ouvriers et discutez avec eux. Il ne veut pas. Sûrement dans son propre cœur, il se dit, tout ce que j’ai fait pour la Tunisie, ça suffit. Mais moi, je pense que ce qui compte c’est le présent et l’avenir, il ne faut pas vivre dans le passé.

Une journée de Bourguiba

Comment se passe une journée du Président de la République ?

Le Président se réveille à cinq heures du matin, il fait sa culture physique, il déjeune à six heures. Si je ne me lève pas, il n’est pas content, donc je déjeune avec lui et à dix heures je commence à mourir de faim. Nous parlons un peu, nous écoutons la radio, ça m’énerve. On lit aussi les journaux, après cela il va se reposer jusqu’à dix heures. Moi, je ne me repose pas. Je range mes affaires, je vais, je viens dans la maison. Après, lui se prépare et à onze heures il commence à recevoir les gens qui ont rendez-vous, pendant une heure trente. Moi je mets de l’ordre, je n’ai personne sur qui compter, alors je m’occupe de toutes ces choses. A treize heures, on passe à table, après il va faire sa sieste jusqu’à quatre heures. Moi, je pourrais me reposer à ce moment mais j’en profite pour voir mes amis, pour donner mes rendez-vous mais de quatre à dix heures du soir je suis avec lui, je ne peux plus bouger. Est-ce qu’on peut tenir longtemps sans repos de six heures du matin à dix heures du soir ? Et puis le soir on dîne à huit heures trente ; il rentre chez lui après le dîner, il se repose et je reste à côté de lui. Quand, à dix heures je rentre chez moi, je ne peux pas m’endormir tout de suite, alors, je prends des médicaments pour dormir. Je dors enfin…et le lendemain, ça recommence !

Wassila Bourguiba
Par Jacqueline Gaspar
Editions Déméter, novembre 2012, 200 pages,
14 DT 500

Lire aussi :

Wassila : «Je n’ai jamais voulu épouser Bourguiba»

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1 Commentaire
Les Commentaires
labied - 26-11-2012 13:11

Wasila dit SA vérité et rien que la sienne: "il m’avait fait divorcer ", ce sont paroles à elle, nullement un ragot ou une supposition,ce n'est donc pas elle qui a décidé, c'est lui qui a AGIT pour qu'elle divorce, lui le libérateur de la femme tunisienne, elle ne dit rien sur cette " action ", que cache-t-elle ? Sûrement pas quelque chose de glorieux et avouable vis à vis de son premier mari. Ensuite, à quel titre habitait elle "le Palais du Premier Juin ", propriété de l'état ?, elle n'était pas encore son épouse ! Ceci en attendant de recevoir en cadeau de mariage le palais de Skanès-Monastir construit avec les fonds d'une aide américaine destinée au DEVELOPPEMENT. Je ne parlerai pas de l'énorme injustice faite à Ahmed Ben Salah... Enfin, n'est ce pas elle ( il est vrai parmi d'autres ), qui a conseillé de truquer les élections par peur de perdre le pouvoir fût-il municipale ? Wasila fait l'impasse sur beaucoup de détails ( là où loge le diable ), sûrement un problème de mémoire dû à l'age, comme Bourguiba

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