News - 27.12.2018

L’autre révolution: Les bonnes feuilles du livre-choc de Mohamed Kerrou et interview vidéo

L’autre révolution: Le livre-choc de Mohamed Kerrou

Pas un mot à perdre de l’essai de Mohamed Kerrou, il bouscule tant de certitudes sur ce qui se passe en Tunisie depuis le 14 janvier 2011 et livre des clés jusque-là jamais forgées. Sous le titre  L’autre révolution, il décode, en politologue doublé d’un sociologue confirmé, les transformations politiques et sociales qui s’opèrent actuellement dans le pays et les représentations qui s’ancrent désormais dans l’imaginaire individuel et collectif. Entre ruptures et continuité, logique et subjectivité, conflits sociaux et générationnels, contestation de l’ordre établi et tentatives de reconstruction, l’effervescence que traverse la Tunisie ne fait qu’amorcer un long processus. Fondamentalement double et inachevée, estime Kerrou d’un point de vue anthropologique, «à l’actuelle révolution émancipatrice du droit et des institutions, il manque une révolution des mentalités qui mène vers la citoyenneté accomplie.»

«L’autre révolution n’est pas seulement celle qui a déjà eu lieu et qui se passe sous nos yeux, écrit Mohamed Kerrou. C’est aussi celle à venir, de nature citoyenne, ayant pour objectif de réaliser la liberté, l’égalité et la dignité humaine, la tolérance et l’acceptation des différences, le respect de la loi —applicable à tous sans distinction— et de l’intérêt général et particulier, de la protection de la nature et de l’environnement urbain et esthétique.»

Cinq faisceaux de faits, synthétisant la trajectoire actuelle, ont été choisis par Kerrou pour décrypter les transformations vécues : Mohamed Bouazizi ou le mythe fondateur de la révolution, la prise des places publiques, l’irruption de l’islam politique dans l’espace public, les dynamiques plurielles de la société civile et la crise du leadership en relation avec la reproduction du politique.

Le retour du drapeau tunisien, le compromis historique Caïd Essebsi - Ghannouchi, le rôle de l’Ugtt et la montée de la société civile, l’attitude d’Ennahdha, l’implosion de Nidaa, et les nouveaux défis majeurs du gouvernement Chahed : autant de questions qui bénéficient d’un éclairage édifiant. Les outils d’analyse employés par Mohamed Kerrou et les références aux concepts essentiels des révolutions et des transformations politiques et sociales aident à comprendre tant d’énigmes. L’écriture fine et l’articulation des thèmes rendent la lecture encore plus agréable.

L’Autre Révolution de Mohamed Kerrou - Cérès Editions, octobre 2018,
172 p. 17 DT - Disponible en librairie et sur www.ceresbookshop.com

Bonnes feuilles

Prologue: La révolution ambiguë

Pays de l’anarchie administrée, la Tunisie n’en est pas à un paradoxe près. La transition politique qu’elle vit actuellement se situe entre la rupture et la continuité avec le passé.

Rien n’est stable et tout se maintient dans ce petit pays devenu le théâtre d’un bouleversement majeur, tout en donnant l’impression d’avoir changé pour mieux se reproduire.

Non pas tel qu’il était pendant des lustres, mais selon une dynamique inédite, où se croisent l’ancien et le nouveau, l’attendu et l’imprévu, l’ordinaire et l’exceptionnel.

Trois faisceaux de faits successifs témoignent de la continuité et discontinuité du devenir tunisien contemporain. En premier lieu, le soulèvement du 14 janvier 2011 amena l’ancien président Ben Ali à s’exiler loin de la Tunisie, pour être remplacé immédiatement par une équipe de l’ancien régime, formée du Premier ministre et des présidents des deux chambres.

Ensuite, les résultats des premières élections libres donnèrent pour vainqueurs, en novembre 2011, les islamistes et leurs alliés qui n’avaient pas participé à cette «révolution du jasmin», séculière et moderne, vite récupérée par les identitaires qui en sont devenus les porte-parole. Enfin, l’actuel pouvoir politique se trouve entre les mains d’une « gérontocratie », constituée des deux « cheikhs » Caïd Essebsi et Ghannouchi, propulsée à la tête d’une révolution et d’un pays de jeunes.

Plus, le processus transitionnel est dirigé par des acteurs politiques qui n’ont pas participé, de près ou de loin, à la révolution. Il en résulte que le pays réel se trouve en divorce avec le pays légal. L’informel coexiste avec l’institutionnel dans un espace-temps où l’État connaît une crise d’autorité, sans pour autant s’écrouler, ni se maintenir par l’unique recours à la violence légitime. La tradition politico-administrative vient au secours des détenteurs du pouvoir, pour réduire les effets de l’instabilité induite par le changement de régime.

Les rapports entre gouvernants et gouvernés sont préservés par le rôle majeur de la société civile dans la construction d’un compromis entre les protagonistes.

Le moment de rupture historique qu’est la révolution est à la fois différent et similaire à celui de l’indépendance nationale, acquise il y a une soixantaine d’années. Différent dans la mesure où l’indépendance consacrait l’accès à la citoyenneté étatique, avec l’émergence d’une société d’individus émancipés du protectorat, mais soumis à un pouvoir national qui évolua rapidement vers un État-parti. Par contre, le moment révolutionnaire annonce l’émancipation de l’individu, la fin du parti omnipotent et l’émergence du citoyen libre. Reste que la révolution s’accompagne de l’anarchie alors que l’indépendance instaure l’ordre politique.

Il n’empêche que les deux moments historiques ont pour point commun la persistance de dynamiques plurielles et contradictoires, tenant de la maintenance de la tradition et de sa réinvention créatrice.

«Le peuple veut la chute du régime » était le cri de ralliement de la révolution tunisienne. Ce slogan n’est point dénué d’ambiguïté dans la mesure où le vocable arabe nidhâm - d’origine persane et turque - désigne à la fois le régime et le système. Lequel des deux voulait-on abattre ?

Point de réponse à cette question sur l’origine qui demeure énigmatique. De même que la notion polysémique de peuple revêt, à la fois, une signification sociale - la masse des individus -, culturelle - les peuples d’un territoire donné - et politique - le corps indivisible de la nation.

Le « peuple en révolution » aspirant à abattre le régime ou le système en place réussit certes à chasser le dictateur du fait que le désir de liberté était plus fort que la volonté de répression et que la peur avait changé de camp. Cependant, il ne parvint guère à mettre en œuvre la revendication principale du travail et de la dignité nationale. Du coup, la révolution est encore à l’ordre du jour, avec la montée des mouvements sociaux de protestation qui se déroulent à  « l’intérieur du pays », dans les régions périphériques, victimes des disparités sociales et spatiales.

L’enjeu de la contestation révolutionnaire est la reconnaissance de la citoyenneté. Le statut de sujet de l’État national laisse ainsi la place à celui de citoyen aspirant à l’égalité et à la justice. En ce sens, la révolution tunisienne qui est singulière, dans sa trajectoire et ses revendications, participe de l’universalité du fait révolutionnaire moderne et contemporain.

La demande de citoyenneté s’inscrit dans un processus historique qui est, pour l’heure, inachevé et inégal. C’est par le biais de la conquête de l’espace public que la révolution s’est effectuée et se poursuit encore. Elle est libératrice des énergies de toutes sortes, ouvertes et closes, progressives et régressives.

La consolidation de la société civile est l’instrument privilégié de cette révolution qui s’accompagne d’une transition démocratique. Révolution et transition sont d’ailleurs à penser ensemble dans leurs logiques communes et différenciées.

D’autant plus qu’elles sont solidaires des dynamiques de déstructuration et de restructuration des rapports politiques et sociaux.

Si les mouvements de protestation propulsent une force oppositionnelle, en contradiction avec celle des institutions officielles, ils n’en contribuent pas moins à la construction du pluralisme et de la démocratie, par le biais de la sphère publique de la société civile. De fait, il existe trois types distincts de sphères publiques et d’imaginaires politiques. À la sphère publique officielle générée par l’État et ses institutions, s’ajoute une sphère publique politico-religieuse produite et défendue par les islamistes et les salafistes ainsi qu’une sphère publique plébéienne qui s’en distingue par ses acteurs et discours, tout en étant le lieu de confrontation entre les deux imaginaires politiques dominants que sont le sécularisme et l’islamisme.

La trilogie de la sphère publique institue la démocratie tunisienne, d’inspiration libérale, tout en présentant, malgré le compromis scellé entre les sécularistes et les islamistes, un risque pour le pluralisme et l’acceptation des différences. En effet, la tendance au consensus et à l’unanimisme, découlant du compromis vertical, formel et exclusif, est de nature à menacer les libertés individuelles vécues, par les conservateurs politiques et sociaux au pouvoir, comme une transgression de la morale et de l’identité. D’où les atteintes aux libertés individuelles et les agressions contre les minorités, en ce temps de la révolution plus qu’à l’époque de la dictature policière.

C’est à ce titre que la distinction opérée par Hannah Arendt, dans son Essai sur la révolution, entre les notions de libération et de liberté est fort pertinente pour l’interprétation de la révolution tunisienne qui est fondamentalement une révolution de la sphère du débat public et de la liberté confisquée et désormais récupérée. La libération induit l’absence de contrainte et la pleine faculté de circuler, aussi bien pour les personnes que pour les idées. La liberté suppose la libération de l’oppression mais la dépasse par la réalisation d’un mode de vie mettant en œuvre un corps politique nouveau et un exercice effectif des libertés. Cela signifie, aux yeux de la philosophe du politique, que la révolution est bien plus qu’un désir d’émancipation ou une insurrection réussie.

La révolution moderne, c’est la soif de libération et la création d’un cadre nouveau où la liberté s’exerce pleinement.

Or, la révolution tunisienne, qui est solidaire de l’émergence d’une sphère publique de la société civile et d’une prise libre de la parole, peine encore à réaliser, dans les faits, les libertés individuelles, en raison du poids de la tradition et des imaginaires politiques concurrents qui recourent à la religion pour justifier les atteintes aux libertés. Celles-ci touchent de nombreux individus, notamment les opposants, et, encore plus, les « minorités » ethniques, confessionnelles et politiques : les noirs, les juifs, les chrétiens, les femmes, les homosexuels, les laïcs, les non-croyants, tous ceux qui sont différents et, en tant que tels, objet d’ostracisme au quotidien.

C’est pour cela que l’Autre Révolution n’est pas seulement celle qui a déjà eu lieu et qui se passe encore sous nos yeux.

C’est aussi celle à venir, de nature citoyenne, ayant pour objectif de réaliser la liberté, l’égalité et la dignité humaine, la tolérance et l’acceptation des différences, le respect de la loi – applicable à tous sans distinction – et de l’intérêt général et particulier, de la protection de la nature et de l’environnement urbain et esthétique. En somme, d’une meilleure qualité de vie qui maintient les gens dans leurs pays et ne les pousse pas à vouloir émigrer ailleurs, à la recherche d’un paradis fictif.

L’essai sur les transformations politiques développé dans les pages qui suivent se veut le fruit d’un regard tourné vers l’intérieur, vers les profondeurs associant les signes et les significations, le politique aux codes sociaux et culturels. Ceci nous conduit sur le chemin tracé par Jacques Berque dans ses études maghrébines, relayant « l’extérieur » à « l’intérieur », les « rivages » aux « canalisations souterraines ».

C’est pour cette raison que l’attention sera portée autant sur les symboliques politiques et les subjectivités révolutionnaires que sur les logiques institutionnelles et les textes juridiques qui ont pour finalité de régir et de modeler par le haut - sans souvent y parvenir -, les mentalités et les comportements. Car il existe, comme l’a montré Federico Tarragoni dans L’énigme révolutionnaire, une rétroaction des subjectivités sur les dynamiques institutionnelles des changements politiques en cours. Les émotions et les subjectivités révolutionnaires se nichent dans le travail de l’œuvre institutionnelle, en l’orientant en fonction de la volonté et du pouvoir des acteurs sociaux et politiques. Les deux logiques sont enchevêtrées au point qu’il est difficile de les séparer ou de les délimiter, comme s’il y avait, d’un côté, le rationnel et, de l’autre, l’irrationnel. Les deux notions sont relatives et suffisamment ambiguës pour accueillir les  « musiques du monde » formées par le « logos » et le « mythos ».

Les subjectivités révolutionnaires tiennent des effervescences collectives et orientent, en le transformant selon des modes variables en intensité, l’agir individuel et collectif.

Tout se passe comme si l’individu se transformait au contact de la foule et entrait en transe pour devenir « l’autre de soi », oscillant entre indifférence et engagement.

Par expérience, les subjectivités révolutionnaires sont inséparables d’une activité de représentation et de création.

Il n’y a pas de révolution sans une production de mots, d’images, d’œuvres d’art, de symboles et de significations.

C’est par les mots et les images que la révolution prend forme, s’étale dans l’espace et le temps, en épousant le souffle poétique insufflé par le « voleur de feu » qu’était M’naouer Smadeh, disciple d’Aboul-Kacem Chebbi et maître de Sghaïer Ouled Ahmed – nous avons là les trois poètes de la révolution tunisienne –, déclamant avec la véhémence de l’Oasien dans son célèbre poème Kalimât :

« Tu es un homme parmi les hommes, prophète des mots
Parle et souffre, meurs dans les mots
..Ils meurent sans souvenir, mais les mots restent. »

Les images aussi demeurent, le temps d’une action, d’une épopée, d’une fiction, à l’instar de la révolution. Dans le film Hedi, un vent de liberté (2016), réalisé par Mohamed Ben Attia, l’acteur principal et sa famille issue des classes moyennes sont soumis aux traditions alors que la société est en pleine mutation, après la chute de la dictature. Cette chronique sociale tournée dans les villes médiévales de Kairouan et de Mahdia illustre l’ambivalence des personnages et des situations vécues entre la conformité aux valeurs ancestrales et la passion de l’amour et de la vie. Hedi, le personnage principal, parvient, le long d’un parcours singulier et tourmenté, à prendre ses distances avec sa mère qui lui dicte sa volonté par un mariage arrangé. Il initie une sorte de rupture-émancipation grâce à une rencontre inattendue et heureuse avec une jeune femme, libre et indépendante.

Ce parcours individuel contrasté est celui d’une société confrontée aux pesanteurs du passé et aux exigences du présent. La parabole du récit cinématographique réfère aux déchirements de la conscience révolutionnaire. Si la révolution est une prise collective et spontanée de la place publique, elle exige d’être poursuivie à l’échelle de l’individu, dans ses rapports avec soi-même et les autres, la famille, la société et l’autorité. Ce processus de libération, dans l’imaginaire et le réel, demeure ouvert et incertain, à l’image de ce qui se passe dans le film (de la vie).

La révolution tunisienne qui s’est imposée par des slogans protestataires donna libre cours, après la chute du dictateur, à une panoplie de chansons, de graffitis, de caricatures, d’anecdotes, de sketchs, de danses et de spectacles.

La révolution « par le haut » fut ainsi suivie par une révolution « par le bas ». Les voix populaires se sont mêlées aux voix des jeunes instruits et des chômeurs pour célébrer un événement local, national et régional aux échos internationaux.

Les soutiens ont fusé de toutes parts. « Tunisiens, restez debout », tel était le vœu des amis proches et lointains.

Une révolution irradie et sort vite des frontières nationales, de même qu’elle change radicalement le rapport à l’espace et au temps. La logique de la domination se fissure au profit de la logique de l’émancipation. C’est dans ce sens que la révolution tunisienne s’est vite transformée en une série de « révolutions arabes ».

Qu’est-ce qu’une révolution sinon l’expression politique la plus éclatante du conflit social et générationnel. Elle consiste en un moment d’apothéose inaugurant un processus historique de transformation de l’ordre établi. Tout dépend de ce que les acteurs en font, y compris de la dénomination qu’ils attribuent à un tel processus, selon qu’il s’agisse d’une révolte, d’un soulèvement, d’une émeute, d’une intifada ou d’une révolution moderne et émancipatrice.

Qu’en est-il de la révolution tunisienne, initiatrice du « printemps arabe»? Le parti pris de cet essai est de considérer cet événement historique selon la dénomination des acteurs eux-mêmes, qui le vivent comme une thawra. Au sens étymologique, ce mot arabe réfère au déferlement de la nature et du bestiaire. Au sens historique, la thawra désigne toute situation où la multitude se soulève contre le pouvoir, avec pour objectif de changer la politique et de transformer l’ordre social. C’est ainsi que le vocable de thawra fut attribué à des évènements locaux, aussi différents que la révolte paysanne de 1864, le soulèvement nationaliste de 1952 et le départ en exil de Ben Ali en 2011.

Peu importe, à la limite, la dénomination et tout l’intérêt est d’en examiner le contenu, les acteurs, les défis et les enjeux, en saisissant les logiques de rupture et de continuité.

Les types de conflictualité qui traversent la révolution et les significations politiques sont au cœur des transformations et de l’émergence progressive d’un nouveau régime de subjectivité où les symboles orchestrent la marche de l’histoire.

Rien de plus significatif à cet égard que l’usage du drapeau national tout le long de ces années de transformation sociale et politique. Au lendemain de la révolution, la scène politique est envahie par la symbolique puissante du drapeau national qui est brandi partout dans les manifestations de rue et les sit-in de protestation. Il s’agit d’un phénomène inédit dans l’histoire de la Tunisie contemporaine. Longtemps en berne dans l’imaginaire politique, le drapeau rouge et blanc, avec un croissant entourant une étoile, émerge de nouveau à l’occasion du rassemblement du 14 janvier 2011.

Depuis cette date mémorable qui scelle le triomphe de la révolution de la dignité, la visibilité du drapeau dans l’espace public continue de plus belle. Néanmoins, sa signification historique et symbolique a profondément changé. Ce n’est plus le drapeau accompagnant le slogan  « Dégage »  pour signifier la rupture avec un pouvoir policier et corrompu qui est sommé de quitter les lieux, de disparaître. Ni d’ailleurs celui de l’entre-deux-guerres levé d’un geste par les militants du mouvement national confrontés aux autorités du protectorat français. Ces drapeaux-là étaient, malgré la différence des périodes et des mobilisations collectives, l’expression d’une communauté qui se sentait menacée dans son existence par un occupant étranger ou par un sur-pouvoir aux abois. Le drapeau national actuel traduit plutôt une distinction politique interne liée à un rapport historique et émotionnel avec l’identité tunisienne ou tunisianité. Une telle identité est conçue en tant qu’affirmation d’une personnalité séculière, profondément opposée au projet hégémonique islamiste et salafiste incarné par des partis et des mouvements attachés aux mythes islamiques du califat et de la umma.

La bannière salafiste porte l’inscription « Il n’y a de Dieu qu’Allah et Mohammed est son prophète ». Elle fut hissée un peu partout sur les minarets des mosquées conquises par les adeptes de l’islam radical et dans les regroupements occasionnels des salafistes alors qu’elle était quasi-absente avant l’arrivée des islamistes au pouvoir, à la faveur des élections de la Constituante. Depuis, le choix radical s’est établi, au niveau de la symbolique politique, entre le drapeau rouge national et le drapeau noir salafiste, entre la culture endogène de la tunisianité et l’idéologie wahhabite exogène.

De fait, la variation majeure des usages du drapeau national consacre, au fil du temps, la dynamique profonde de la symbolique politique. Du drapeau-symbole de la nation, le passage s’est opéré vers le drapeau-rejet du pouvoir personnel incarné par le président déchu, Ben Ali, puis vers le drapeau-symbole de la tunisianité opposée à l’islamisation.

La symbolique politique varie davantage avec le port du drapeau-robe par les femmes modernistes, lors du sit-in du Bardo qui amena la chute du gouvernement de la Troïka, dominée par les islamistes. L’autre pôle est constitué par le drapeau-voile arboré par des jeunes filles, de tout bord, exactement comme le hijâb qui est plutôt un symbole identitaire, même si les islamistes en font une stratégie de distinction de genre. Sans exclusivité. En cela, ils se distinguent des salafistes, politiques et radicaux, qui préfèrent le voile intégral comme antidote du désordre moral et social. De même, les islamistes du parti Ennahdha ont, de plus en plus tendance à étendre le drapeau national à côté de leur emblème bleu et blanc, représentant une colombe – peut-être un aigle ? –, ce volatile qui déploie ses ailes autour d’une étoile rouge. La variation de couleurs, notamment du bleu foncé au clair, traduit depuis le dernier congrès de 2016 la transmutation du religieux au politique au sein d’un mouvement islamiste engagé dans un processus de « tunisification ». Avec le port tout récemment, et pour la première fois de sa vie, d’un costume et d’une cravate bleue, à la française, le leader islamiste Rached Ghannouchi s’adonne à une sur-visibilité et un désir de sur-pouvoir, renforcés par le rêve partagé par ses adeptes, d’une élection qui le mènerait à Carthage, au palais occupé jadis et naguère par ses ennemis jurés, Bourguiba et Ben Ali.

Si Ben Ali est parti, le Bourguiba déboulonné est revenu, au travers de ses statues, dans les places publiques des villes de Tunis, La Goulette, Sousse, Monastir, Sfax, sur décision du Président Essebsi, avec le silence complice d’Ennahdha, l’allié du parti Nidaa Tounes, au pouvoir. Auparavant, les portraits du « Combattant suprême », arborés par les sécularistes dans les manifestations servaient, comme en Turquie avec Mustapha Kemal, à la mobilisation contre les islamistes, en vue d’un projet de société moderniste et séculariste.

Cette revanche de l’histoire est vécue dans l’imaginaire, en considération d’un réel qui échappe aux acteurs, dans une fluidité qui tient à la fois du génie de ce pays ouvert sur le monde, de par sa situation de «carrefour de la Méditerranée», et soumis, comme les autres, aux logiques implacables de la globalisation et des « identités meurtrières », pour reprendre le titre d’un essai d’Amin Maalouf.

L’on voit ainsi comment le symbolique relie le réel à l’imaginaire, en instaurant un mode de représentation spécifique du politique, à la fois institué et instituant, pour paraphraser

Cornélius Castoriadis. Un mode de représentation pluriel et varié en fonction des tournants historiques dont une sélection s’impose pour tout effort d’élucidation.

Afin de décrypter les transformations vécues ces dernières années, le choix s’est porté sur cinq faisceaux de faits qui synthétisent l’ensemble de la trajectoire tunisienne actuelle, en l’occurrence : Mohamed Bouazizi ou le mythe fondateur de la révolution, la prise des places publiques, l’irruption de l’islam dans l’espace public, les dynamiques plurielles de la société civile et la crise du leadership en relation avec la reproduction du politique.

Le regard anthropologique, de type global et symbolique, sur le processus révolutionnaire autorise la construction de la thèse théorique du présent essai, à savoir que la révolution tunisienne est fondamentalement double et inachevée : à l’actuelle révolution émancipatrice du droit et des institutions, il manque une révolution des mentalités qui mène vers une citoyenneté accomplie.

L’objectif empirique est de pouvoir relier les signes et les significations pour comprendre les transformations sociales et politiques en cours. La question est de savoir si un tel objectif est tributaire d’une démarche distanciée ou d’une immersion dans l’univers politique des acteurs et des situations de la révolution et de la transition démocratique.
Le regard intérieur et critique adopté ici résulte d’une expérience de chercheur et d’observateur-témoin des changements survenus ces derniers temps. Ce regard est conforté par la relative distanciation des années postérieures à la révolution qui empêche – du moins, théoriquement – de succomber, d’un côté, au mythe de « la révolution glorieuse » célébrée au tout début et, de l’autre, aux analyses pessimistes du présent qui considèrent que le « printemps arabe » n’a généré que la violence et la guerre pour les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient.

Comment établir un bilan ou, mieux, une synthèse en sachant que l’Histoire ne s’écrit pas à chaud, sans risques d’interprétations abusives. Le savoir exige nécessairement la distanciation avec les évènements et les discours. L’histoire de la révolution est un processus historique de transformation politique, sociale et culturelle qui nécessite une réflexion en profondeur, nourrie à la lumière des pratiques des acteurs et des idées contemporaines. Penser la révolution suppose d’établir le lien entre le local et le global, le particulier et l’universel. Ce lien s’invente sur le terrain, au-delà de l’évènement, au croisement du politique et du symbolique, dans un dialogue incessant entre les faits, les langages et les significations.

Parce qu’elles s’inscrivent dans un processus historique long et ambivalent, les « révolutions arabes », à commencer par la tunisienne qui en est le prototype, ont ouvert des brèches et tracé des voies dont nous ne percevons encore que les linéaments. L’avenir nous dira ce qu’il en sera, confirmant ou infirmant le fameux proverbe paysan tunisien :

«La mule a changé mais la charrette est la même»
(el bghal tbadel wel karitta hiya hiya).


 

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