Hédi Bouraoui: Le doyen des Tunisiens du Canada
Au compteur : 52 ans de Canada. Intensément. A 86 ans qu’il étrennera ce 16 juillet, Hédi Bouraoui est aujourd’hui le doyen des Tunisiens établis au Canada. Professeur émérite, l’un des fondateurs, en 1966, de l’Université York (Toronto), 3e université canadienne, nouvelliste, poète et auteur de plus de 50 essais, romans et recueils de poèmes traduits en plusieurs langues, même en bulgare, il a toujours eu deux passions : sa Tunisie natale, plus particulièrement Sfax où il est né en 1932 et a grandi, et le Canada, notamment Toronto, où il réside sans discontinuité. Ses travaux sur le transculturalisme dont il avait conçu la notion dans les années 1970 constituent une référence pour ce qui est de bien connaître sa propre culture en profondeur pour pouvoir la transcender et la transmettre. C’est là une question identitaire clé dans les pays d’accueil des migrants, comme en Amérique du Nord. Il vient juste de recevoir la plus prestigieuse des décorations canadiennes: l'Ordre du Canada.
En acceptant de répondre aux questions de Leaders et de revenir sur son parcours, Hédi Bouraoui nous livre plus qu’un témoignage personnel, tant d’enseignements à partager. Interview.
Vous êtes sans doute l’un des premiers Tunisiens à vous installer au Canada?
En effet, je suis parmi les trois premiers étudiants à avoir obtenu une bourse pour étudier aux États-Unis où je suis arrivé en juillet 1958 à New York pour préparer une maîtrise en littérature américaine et anglaise, ma spécialité après une licence d’anglais à l’Université de Toulouse, en France, qui n’était pas encore au Campus du Mirail d’aujourd’hui. Et pour que vos lecteurs / lectrices comprennent mieux mon installation hors de mon pays natal et de ma sfaxitude, il me faut parler en amont de mon arrivée au Canada. En gros, j’ai accompli ma maîtrise en deux ans à Indiana University, Bloomington, dans l’Indiana, en finissant par un mémoire : «L’image de la France dans l’œuvre de Henry James», et mon doctorat en littérature américaine, anglaise, française et italienne à Cornell University, Ithaca, à New York. J’ai enseigné pendant cinq ans à Wells College, Aurora, N. Y., deux ans à Ithaca College, et trois étés à Rosary College, River Forest, Illinois, tout en continuant mes études doctorales.
Comment étiez-vous arrivé au Canada?
C’est-à-dire pourquoi le Canada, dans quelles conditions, avec quelles difficultés surmontées et quel vécu?
Il y a plusieurs questions dans votre question et je vais essayer de répondre aux unes après les autres. J’étais très bien installé et connaissais assez bien la civilisation des États-Unis, et j’avais un travail stable de professeur assistant au College universitaire Wells. J’étais aussi assez bien payé pour envoyer de temps en temps un mandat à mes parents, juste pour garder la tradition des Africains travaillant à l’étranger. J’accomplissais rigoureusement ma fonction de professeur de langue et de littérature françaises du 20e siècle, ma spécialité, aussi bien que pour les autres littératures. Et tant que j’étais encore étudiant pour finir ma thèse, je pouvais rester sur le territoire américain avec un visa d’étudiant. Mais dès que j’ai fini mes études, il me fallait sortir du pays et demander un autre visa d’immigré au pays de l’Oncle Sam. Cela constitue une raison de partir ailleurs pour y revenir. L’administration de Wells College aurait fait l’impossible pour me garder, mais je leur ai dit de ne rien faire. J’avais un autre projet en cogitation ! Et avant de commencer cette procédure normale de la sortie des U.S.A., j’ai devancé la date pour éviter l’épée de Damoclès. Et bien sûr, j’avais en tête le Canada parce que franchement, je n’aimais pas la politique étrangère des États-Unis. Cela est donc ma deuxième raison d’avoir choisi le Canada. J’ai fait plusieurs demandes de postes dans des universités canadiennes. Après plusieurs demandes, j’ai eu quatre offres mais j’ai choisi Toronto et j’y suis allé en éclaireur, cette ville, la plus proche de Buffalo, au Nord de l’Etat de N.Y.
Ce choix n’est pas innocent mais bien concerté ; le Canada n’envoie pas des soldats pour faire la guerre mais pour maintenir la paix. C’est un pays neutre qui n’intervient pas dans les affaires d’autres pays. Autrement dit, pas de folie de grandeur ou de puissance première à influencer, pour ne pas dire à vouloir contrôler les pays plus petits ou moins nantis.
J’étais contre la politique du «melting-pot» qui stipulait la perte totale de sa culture originelle pour devenir Américain, point à la ligne. Le Canada avait une politique dite de la mosaïque canadienne qui encourage ses immigrés à garder et même à célébrer leurs cultures plurielles. J’ai choisi une grande ville anglophone parce que j’ai vécu pendant huit ans dans des patelins où j’ai fait mes études dans deux grandes universités. A Cornell, j’ai eu la chance de travailler avec des linguistes de réputation internationale. J’enseignais dix-huit heures par semaine pour payer les frais des quatre cours du troisième cycle, et il me restait pour vivre 170, 11$. Je payais une chambre à 100 $ par mois en partageant la salle de bain avec trois autres étudiants. Il fallait au début donner des cours particuliers pour arrondir les fins de mois. Et ceci jusqu’au jour où j’ai eu un poste à Wells College. En plus de mon intérêt particulier pour la littérature, je me suis aussi spécialisé en linguistique appliquée. J’ai même développé ma propre méthode d’enseignement du français sur fond culturel comparé pour les étudiants anglophones, niveau intermédiaire, d’où Créaculture I et II (culture comparée française / nord-américaine), et Parole et Action (la grammaire française revue et adaptée à l’enseignement audiovisuel, très en vogue dans les années 60).
A Toronto, j’ai été interviewé par l’Université de Toronto (U of T), prestigieuse institution avec ses 150 ans d’existence…et par l’Université York qui était à ses débuts. C’étaient des professeurs contestataires des années 60, assez progressistes et très ambitieux à qui on a cédé un petit Campus Glendon College et qui voulaient créer une méga-université. En effet, j’ai finalement accepté un poste dans cette université qui m’offrait un salaire moindre que celui de l’U of T. Après mon interview, le doyen de la Faculty of Arts, John T. Saywell, a chargé son vice-doyen de me montrer l’endroit où serait situé le nouveau Campus. C’était un immense champ de maïs avec une ferme et quelques arbres rachitiques. J’ai demandé où est-ce que j’allais enseigner si j’étais embauché en février. Et on m’a répondu ici au mois de septembre. Et c’est en 1966 de ce mois que j’ai débarqué dans le premier bâtiment Founders College où j’ai enseigné dans des classes pas encore terminées. Nous n’avions que 600 étudiants. Je suis en quelque sorte un membre fondateur de la première heure de York U. qui compte plus de 60 000 étudiants aujourd’hui et qui est la 3e Université du Canada.
Le passage de la frontière américano-canadienne n’a pas été difficile puisque j’avais mon diplôme en main et un poste à la clé. Mais l’installation et les travaux qu’il fallait entamer tout de suite n’ont pas été de tout repos. Il fallait travailler dur sur trois plans : enseignement, recherches, services à York et à la communauté. Au fait, je n’ai pas bougé de York U, ni de Toronto depuis ma nomination. J’y ai fait ma carrière de professeur du rang d’assistant jusqu’à celui de «University Professor» ou Professeur distingué. Et c’est là que j’ai écrit tous mes livres. Oh, cela n’a pas toujours été facile. Il fallait travailler au moins 5 ou 6 fois plus que ceux et celles qui se disent «de souche», c’est-à-dire qui sont né(e)s dans le pays. Il fallait aussi faire face aux préjugés même à partir du nom que je porte, et qu’il me fallait épeler en anglais alors que je dirigeais, pendant deux mandats de 5 ans, une unité académique Stong College de plus de 3 000 étudiants.
Comment voyez-vous l’évolution aujourd’hui de la communauté tunisienne au Canada?
Je dois vous dire que les Tunisiens ne viennent pas beaucoup dans la province anglophone de l’Ontario et préfèrent se rendre au Québec qui est francophone. J’ai connu quelques Tunisiens à Toronto, dont une traductrice au Gouvernement provincial et quelques-uns qui sont en majorité dans le commerce ou les médias. Tous ceux et toutes celles que j’ai connu(e)s ont tous(te)s bien réussi, mais cela ne veut pas dire pour autant qu’ils n’ont pas eu des difficultés énormes, surtout relatives à la condition «d’immigrés récents» et à leur adaptation. Même moi qui ai ma nationalité canadienne depuis 1972, je reste toujours «l’immigré récent». Et croyez-moi, cela ne va pas sans conséquences négatives. Je vous épargne tellement d’histoires à vous raconter sur les difficultés mêmes à se voir classer dans la catégorie de l’écrivain…puisque j’avais deux professions.
Les connaissances que j’ai à Montréal ou en province au Québec sont toutes heureuses d’être établies dans ce pays. Bien sûr qu’elles m’ont raconté leurs déboires, mais une fois dépassées, elles les oublient. Je suis heureux et fier que mon neveu Jalal, qui a fait ses études à McGill University, Montréal, n’ait pas été obligé de quitter le pays pour avoir un autre visa que celui d’étudiant. Devenu bilingue, il a déjà commencé à travailler à Montréal. Et j’ai l’occasion de le voir de temps en temps quand sa compagnie l’envoie à Toronto. Et il a aussi mis moins de temps que moi pour avoir sa nationalité.
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