Fathia Mokhtar Mzali: C’était maman, notre fierté ! (Album Photos)
La mort prenant toujours le dessus, nous n’allons quand même pas lui faire le plaisir d’écrire un texte triste. De toutes les manières, notre mère était tout sauf un être résigné. En refusant systématiquement toute discrimination entre filles et garçons en général, entre elle et ses deux frères plus âgés en particulier, elle ne se savait pas féministe avant l’heure.
Avec ses frères et sœurs plus jeunes, responsable déjà, elle sera la sœur aînée protectrice, courant au secours de celui ou de celle qui avait des problèmes de santé ou des difficultés à l’école. Pour l’un d’eux, pris par erreur pour un élève médiocre alors qu’il avait un problème d’ouïe qui l’empêchait de suivre en classe, elle s’en aperçut et rectifia le tir, ce qui lui permit de poursuivre une scolarité brillante.
Devenue une grande jeune fille, lucide, curieuse de tout, d’un caractère bien trempé, appréciée par ses professeurs, elle réalisait parfaitement que dans le regard d’une société machiste, elle n’était déjà qu’une jeune fille à marier, comme toutes les jeunes filles de son époque. Et voilà que, le certificat d’études en poche, et à sa grande surprise, l’ordre paternel tomba comme un couperet: elle devait désormais arrêter ses études et rester à la maison! Qu’à cela ne tienne, les défis elle connaît: elle fit la grève de la parole pendant quelques mois! Et cela est plus que significatif car elle se rebella dans les années 1940, alors qu’elle était tout juste adolescente. Ce n’est que plus tard qu’elle rencontrera notre père puis Bourguiba et qu’elle lira et appréciera Simone de Beauvoir.Un jour, lors d’un mariage, une femme d’un certain âge, la trouvant à son goût comme futur bru, lui demanda : «Tu es la fille de qui?»; elle lui répondit, sentant l’arrière-pensée : «bint bou saadiya !».
Le milieu dans lequel elle vit le jour était conservateur. Bien que croyante, elle prenait du recul sur tout et abhorrait certains cheikhs qui lui semblaient chercher, par une lecture archaïque du Coran, à perpétuer l’asservissement de la femme et son maintien dans son rôle traditionnel. Elle fit longtemps la prière, et fut voilée jusqu’à l’année du bac, après que son père eut cédé à sa grève de la parole et lui eut permis de poursuivre des études secondaires durant lesquelles elle a toujours particulièrement excellé.Ce n’était pas la douce écolière soumise, la jeune diplômée qui se retrouvait membre d’un parti sans l’avoir décidé juste parce qu’on avait fait appel à elle. Non, elle était résolument féministe, génétiquement féministe !
Fière de ses origines, elle remettait systématiquement à leur place ceux qui croyaient pouvoir la railler au sujet de son village natal. A un homme politique qui crut pouvoir se moquer de Ras Jebel du fait du grand nombre d’ânes qui s’y trouvaient, elle lui rétorqua sans ménagement : « C’est parce que chez nous, on préfère que ce soient les ânes qui transportent les objets lourds contrairement à d’autres endroits où ce sont les femmes qu’on traite comme des animaux ! »
Elle passait ses étés à Ras Jebel où elle était subjuguée par la personnalité de son grand-père qu’elle décrivait comme pieux, presque ascète, calme et frugal. Elle aimait nous raconter comment une fois, alors qu’il venait de rentrer à dos de mulet et sitôt parti se reposer, elle avait enfourché sa monture qui se mit à galoper et ne la ramena que longtemps après, épuisée. Insistant toujours sur la discrétion de ce grand-père austère, elle raconta comment alors, se réveillant de sa sieste, il fit mine de s’étonner en découvrant que le mulet était tout en sueur sans pour autant chercher à en connaître la raison.
Le déclenchement de la guerre l’obligea à arrêter l’école et à rester deux années durant à Ras Jebel, période qu’elle mit à profit pour côtoyer sa grand-mère et ses tantes. Elle racontait comment elle se mettait systématiquement à les imiter et à apprendre d’elles tout le savoir-faire culinaire et domestique. Il faut reconnaître qu’elle était douée d’un sens aigu de l’observation et d’une fine intelligence. Plus tard, la mère qu’elle était devenue aimait nous préparer toutes sortes de confitures à base de fruits de saison ainsi que des conserves de piments grillés dont elle seule maîtrisait la recette. Aimant le travail manuel et particulièrement sensible à la beauté des formes et des couleurs, on peut se risquer à dire qu’à l’or et au diamant, elle préférait le jade et le lapis-lazuli.
La disposition des aliments dans les plats qu’elle concoctait et l’agencement des mets sur la table étaient toujours du meilleur effet. C’était connu dans la famille, notre mère était un cordon-bleu et quand, après deux jours passés à la cuisine, elle nous amenait la «madfouna», on pouvait être sûrs que toute la famille était rassemblée. Sobre dans ses attitudes, franche dans son regard, discrète, habillée avec simplicité et élégance, tout reflétait son sens de la mesure, son calme extraordinaire et la profondeur de sa perception des êtres et des choses.
Il était bien difficile qu’elle se laissât aller à la moindre familiarité; ce qui était constant, par contre, c’est qu’elle fut le vrai pilier de toute la famille pendant toutes les grandes crises que nous avons traversées.
La politique se résumait pour elle à une cause: «La condition de la femme» et à un monument: «Bourguiba». Elle n’eut de cesse de répéter qu’il était parmi les rares qui la comprenait et la soutenait en toutes circonstances. D’ailleurs, depuis le départ en exil de notre père en 1986, elle se coupa de la vie publique et se consacra à sa famille, aimant être là pour tous, nous réunissant chaque dimanche. Au crépuscule de sa vie, aux mois de juillet et d’août de ces dernières années, alors que nous allions nous baigner, elle pratiquait le jardinage, sous un soleil de plomb, des heures durant, malgré nos supplications. Elle répétait que tous, filles et garçons, devaient effectuer leur service militaire et apprendre également le bricolage, la cuisine, et le ménage. Enfin, confirmant tout cela, la voilà, à quelques heures de son décès, sur son lit d’hôpital, dans un sursaut que seule une combattante dans l’âme pouvait avoir, la voilà qu’elle nous surprend à demander à son fils, médecin, sur un ton plus exigeant qu’autoritaire : «Je fais quoi là ? Qu’est-ce qu’on attend de moi maintenant ?»
Nous ne doutons pas que d’autres jeunes filles et jeunes femmes tunisiennes, aussi résolues, vont perpétuer la lutte pour les droits de la femme et barrer la route à toute menace obscurantiste. Cette continuité dans le choix de société sera un succès posthume pour notre défunte mère et l’assurance d’une modernité irréversible pour notre pays.Maintenant, pour nous consoler, nos proches tentent inlassablement de nous convaincre que la mort étant inéluctable, parfois même au prix de longues souffrances, le fait qu’elle soit partie à 91 ans, subitement et sans avoir souffert, était déjà un cadeau du ciel. Nous avons toujours admiré l’entente profonde entre elle et notre père, et pour supporter le départ de son mari sept ans plus tôt, elle disait qu’elle allait se convaincre qu’il était simplement parti en voyage. Face à la cruauté de la vie, il ne nous reste plus qu’à lui crier notre amour et à espérer que la résonance de l’univers le lui fasse parvenir où qu’elle soit.
Les enfants de Fathia Mzali
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