Dr Nazih Zghal: ou la solitude d’un lanceur d’alerte
Dr Nazih Zghal est l’homme par qui le scandale arrive. «Malgré moi», tient-il à préciser. Interrogé par Nada Mansour, sur Express FM, le 23 août dernier, sur la possibilité d’une réforme d’activité privée complémentaire (APC), le Dr Nazih Zghal a déclaré que cette formule, telle qu’elle est pratiquée actuellement, devrait être simplement supprimée. Pour lui, elle «nuit gravement au système de santé et de formation médicale.» Ses déclarations ont eu le mérite d’ouvrir un débat longtemps refoulé au sein de toutes les instances décisionnelles.
La politique du droit acquis
«Le sujet ne date pas d’aujourd’hui, nous n’avons fait que l’ajourner depuis des années. Il est plus que temps d’en découdre. Il m’est intolérable de voir les dégradations entraînées par ce système sans réagir». Le Dr Nazih Zghal qualifie l’APC, telle que décrétée en 2007, de «réforme viciée» conçue en apparence pour améliorer les revenus des professeurs en médecine et les garder à l’hôpital et dans les facultés sans augmenter leurs salaires. Il ajoute : «C’est un instrument pour assujettir cette corporation, car le décret porte en lui les conditions de son inapplicabilité. Et ceci est à mon sens prémédité». Il ajoute que cette réforme n’a fait qu’appauvrir le système de santé publique et détourner les hospitalo-universitaires de leur mission, «outre les dérives quotidiennes, de notoriété publique à l’ère de Facebook, l’APC pose plusieurs problèmes éthiques, économiques et appelle à des solutions politiques radicales.».
Il constate que s’il est vrai que l’APC ne concerne que 30% des professeurs et maîtres de conférences agrégés, «on se doit aujourd’hui de constater que l’effet de ce fléau touche 100% de la profession, rien que parce que sont aussi concernés les médecins spécialistes dans les régions. C’est un mal systémique, et aucun organe n’est à l’abri : la dégradation des services hospitalo-universitaires et hospitalo-sanitaires, le développement d’une médecine à deux vitesses au sein d’une même institution de soins, l’abandon par beaucoup de la mission d’enseignement et de formation médicale. Des dépassements de toute nature sont constatés et, en outre, ils mettent certains confrères dans des situations indignes d’eux, se trouvant ainsi obligés à composer avec des circuits douteux. C’est toute la profession qui est touchée dans son essence même».
Les impasses éthiques
Le Dr Nazih Zghal pointe du doigt l’APC qui nuit à toute la profession et qui remet en cause ses fondements déontologiques et éthiques. «L’exercice de l’APC rend impossible le respect du contrat de travail». L’APC pose en outre des problèmes éthiques, en premier lieu liés à la nature particulière de l’exercice de la médecine. Le professeur en médecine au CHU a une triple fonction: soigner, former, enseigner et encadrer la recherche. L’APC, lorsqu’elle est appliquée selon la loi, l’autorise à deux après-midi par semaine pour une activité privée. De fait, il devient difficile de remplir les missions définies ci-dessus sous ce régime d’APC. Dans les hôpitaux non universitaires, la question se pose autrement puisque le médecin se retrouve dans une situation de conflits d’intérêts systématiquement en raison de la rareté de l’offre de soins dans beaucoup de régions.
Irresponsabilité médicale et discontinuité des soins
Dr Nazih Zghal soulève ici deux problèmes essentiels de l’exercice médical et dont l’APC ne tient pas compte. «L’esprit de ce décret ne prend compte ni la particularité de l’exercice médical ni celle de la relation soignant-patient».
La continuité et la cohérence des soins sont des conditions essentielles à la prise en charge d’un patient. Dans le cadre d’une APC réglementaire, la continuité des soins est irréalisable. Un patient opéré la veille ne pourra pas être vu le lendemain matin, ni appeler son chirurgien pour une urgence sans que le praticien se mette en infraction. «Le suivi est un aspect capital de la relation médecin-patient et ce lien ne peut se construire sainement dans le cadre d’une APC appliquée selon les règles».
Concernant la responsabilité médicale, Dr Nazih Zghal s’inquiète de voir les dépassements prendre la forme de règles de conduite, assumés en totale impunité. «Les dérives de l’APC imposent aux praticiens comme aux cliniques privées des pratiques peu dignes de la profession», s’inquiète-t-il.
Destruction systématisée de l’hôpital public
Il ajoute en rappelant l’impact désastreux de l’APC sur les structures hospitalières tant universitaires que dans les hôpitaux régionaux : «Pourquoi parler de l’état des hôpitaux, sinistrés à cause de l’APC, des consultations externes surchargées, des résidents surmenés en l’absence de leurs seniors APCistes, du matériel laissé sciemment en panne, des patients détournés vers le privé, ceci est de notoriété publique et tout le monde semble s’y résigner. Heureusement qu’un certain nombre de médecins APCistes aussi continuent à lutter chaque jour, car sans eux l’hôpital serait enterré depuis longtemps».
Il conclut que les solutions existent pour répondre aux légitimes exigences des confrères en cas de suppression de l’APC «mais une réforme ferme s’impose rapidement. Il y va de la pratique de la médecine dans le pays».
Le Dr Nazih Zghal gardera pourtant une interrogation insistante: «Aucun ministre de la Santé publique n’a voulu aborder cette question sous ses aspects éthique, juridique, ni évaluer le coût économique de cette forme d’exercice .Pourquoi? Et jusqu’à quand?».
Le nouveau ministre de la Santé publique, tout juste nommé, répondra-t-il à cette question?
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C'est un système de santé publique épuisé qui court à sa perte. Mais comment faire autrement ? Le pays n’a ni les moyens ni la volonté réelle de ses ambitions affichées. Les médecins du secteur public sont sous-payés (comparativement aux services de soin qu’ils rendent). S’ils s’installaient dans le privé, ces médecins spécialistes pourraient multiplier leurs salaires par dix dans certaines spécialités. Or, l’Etat ne peut avouer à la population tunisienne que le navire de la santé publique est en train de sombrer dans les eaux troubles du libéralisme économique. Les boucs émissaires seront et resteront toujours les médecins, blâmés dernièrement pour la saleté des hôpitaux publics. Je suis un jeune médecin et ancien syndicaliste UGTT, mais je rends hommage à mes maîtres tunisiens qui malgré les difficultés chroniques, ont continué à exercer dans le public. L’APC comporte des excès - c’est indubitable -, mais c’est à mon avis à l’Etat d’augmenter considérablement le salaire de l’ensemble des médecins : de l’interne en médecine jusqu’aux chefs de service. En ces temps où la bouteille de 75 Cl d’huile d’olive coûte 14 DT et où une « voiture populaire » coûte plus de 20.000 DT, le corps des médecins du secteur public est en train de connaître un véritable déclassement social. Il se passe ce qui s’est produit au Royaume-Uni entre 1960 et 2002, « les jeunes Britanniques avaient alors délaissé la filière médicale, qui offrait à leurs yeux des conditions de travail (salaires et horaires) peu satisfaisantes ». Pour sauver une médecine où 30% des médecins étaient étrangers (overseas), le budget du National Health Service a doublé. C’est ce qu’il convient de faire en Tunisie, il faut augmenter le budget alloué à la santé public (1,74 milliards de DT en 2017), sinon à terme nous serons soignés par des médecins libyens ou ivoiriens. Tant que cela n’aura pas été fait, et ça ne peut être fait dans les conditions de marasme économique actuel, toutes les accusations à l’encontre des uns et des autres ne seront que des critiques stériles remuant le couteau dans une plaie qui ne se referme pas.