Le poumon vert de la Tunisie à l’épreuve du feu
Est-ce un pur hasard ? Pas moins de 94 incendies recensés en une seule semaine, fin juillet-début août dans 8 gouvernorats limitrophes ? Certains à une même heure tardive de la nuit, vers 1 heure du matin (Jebel Khenazir, Bargou…). Les mêmes incendies qui, éteints, « se rallument » une semaine plus tard. D’origine naturelle, accidentelle ou criminelle ? Les officiers de la Protection civile s’interdisent tout commentaire à Leaders. C’est du ressort des autorités judiciaires, se contentent-ils de nous dire.
Depuis le 27 mai dernier, date de lancement de la campagne de lutte contre les incendies agricoles et forestiers, 199 incendies de forêt ont été recensés et éteints, au 15 août 2017. Ils n’étaient qu’au nombre de 162 pour la même période en 2016, soit 34 de plus. Les superficies incendiées ont quasiment doublé, passant de 2 165 ha en 2016 à 4 285 ha pour la même période cette année. L’augmentation porte sur 1 965 ha.
Déjà pour les zones céréalières, 95 incendies ont affecté 519 ha cette année. En 2016, on en a enregistré 72, touchant 404 ha, soit 23 incendies et 115 ha de plus.
Nombre de facteurs peuvent concourir à des origines naturelles : température élevée, foudre, etc. Les accidents peuvent provenir de mégots mal éteints, de déchets et autres combustibles jetés non loin des forêts, étincelles d’engins, et autres. Quant à l’origine criminelle, elle est sous enquêtes judiciaires. Se rendant immédiatement sur les lieux des récents incendies dans le gouvernorat de Jendouba, le chef du gouvernement a fermement déclaré qu’en cas d’origine criminelle, les auteurs seront dûment recherchés et traduits en justice. Les parquets des régions concernées viennent d’annoncer des arrestations et des placements sous écrous.
Jeudi 10 août. Dans la forêt de Cap Serrat près de Sejnane, au pied du mont Haddada, la scène est presque irréelle. Alors que la terre porte encore les stigmates vifs du feu et que la végétation luxuriante a disparu pour céder la place à un paysage lunaire, un groupe d’habitants plante le premier arbre dans le cadre de l’action «Planter un arbre, c’est planter la vie». Tout un symbole sur cette terre largement consumée. Il résume cet état d’esprit commun à la plupart des Tunisiens, de ne jamais céder à la fatalité.
En une semaine, 37 incendies se sont déclarés dans le nord-ouest et le centre, réduisant en cendres des centaines d’hectares de forêt. Une mince consolation ? C’est tout le bassin méditerranéen qui a été touché. L’Algérie, le sud de l’Italie, le Portugal, le sud de la France, la Grèce, mais aussi le nord du Canada et la côte ouest des États-Unis. Ces incendies ont certes occasionné des pertes, suscité des élans de solidarité, mais aussi soulevé des interrogations. Outre les facteurs climatiques, de nombreux éléments liés au contexte social, économique et politique tendu ont semé des doutes et des suspicions légitimes quant aux origines des feux.
Chronologie d’un enfer annoncé
Il faut dire que les incendies font partie intégrante de l’écosystème des forêts, notamment celui des forêts méditerranéennes, où les feux naturels réguliers jouent un rôle crucial dans le développement et la régénération de la nature. Chaque année, il se produit en moyenne 200 incendies forestiers occasionnant une perte de 1 300 hectares. Ces incendies sont la conséquence de la sécheresse, d’actes de négligence, de feux agricoles ou pastoraux, de l’accumulation de matières combustibles au cœur de ces forêts ou d’actes criminels crapuleux.
Le début de l’été 2017 s’annonçait déjà difficile au regard des pics de chaleur enregistrés. Plusieurs feux forestiers se sont déclarés, à rythme et étendue normaux pour la saison. De fin mai au 15 août, on dénombrait 199 incendies de forêt. Le directeur général des forêts, Habib Abid, signalait un rythme moyen pour la saison entre 3 et 4 incendies de forêt déclarés chaque jour pour tout le territoire national.
Lundi noir pour le nord-ouest
C ‘est à partir du lundi 31 juillet que la véritable guerre du feu se déclare. La cadence des foyers déclarés monte d’une façon vertigineuse et alarmante. Plus de 14 incendies se sont déclenchés dans le gouvernorat de Jendouba très tard la nuit entre 1 heure et 6 heure du matin, dans les forêts de Kroumirie, de Aïn Draham, Fernana , Hammam Bourguiba et Beni Mtir, s’étendant vers Babouch, Balta Bouaouen à Ghardimaou, Bousalem, Tabarka. En quelques heures et malgré l’intervention immédiate de la Protection civile, des agents et gardes forestiers et des soldats de l’armée de terre dépêchés sur les lieux, le feu a fini par atteindre les maisons des citoyens habitant dans les montagnes, ainsi que leurs troupeaux, leurs pâturages et leurs récoltes. La propagation des incendies s’est poursuivie, facilitée par les vents et les fortes chaleurs exceptionnellement enregistrées dans la région. En moins de 24 heures, 200 hectares et 23 habitations ont été détruit dans le seul gouvernorat de Jendouba. Le même lundi noir, 31 juillet, les feux se sont déclarés dans d’autre gouvernorats : Béja (Nefza), Bizerte (forêts de Sejnane et Ennadhour, El Harrach et Lebtat), Kairouan (mont Serij), Le Kef (Jbal Bouali) et Kasserine (Hidra, Jbal Tebaga)et Zaghouan.
Au total en deux jours, une centaine d’incendies se sont déclarés dans le nord-ouest du pays sur 8 gouvernorats, dévorant 2.000 hectares de forêt, 23 habitations.
Les pertes matérielles sont en cours de recensement. Sur le terrain, l’intervention immédiate des unités de la Protection civile, de l’armée nationale et de la direction générale des forêts a permis de circonscrire et maitriser le feu. Sur le plan national, une cellule de crise regroupant les ministères de l’Intérieur, de la Défense, de l’Agriculture et de la Santé a été mise en place pour coordonner les opérations. Les feux du nord-ouest à peine maitrisés, c’est au tour de Djebel Bargou (Siliana) de s’embraser, où le feu a réduit en cendres quelque 30 hectares de forêts de pins d’Alep. Après 48 heures de lutte farouche contre les flammes et malgré les conditions climatiques difficiles et l’importante densité des forêts, les soldats du feu ont réussi à maîtriser le sinistre dans sa totalité. Le bilan final au 15 août est lourd : 4 285 ha ravagés (2 165 ha en 2016, soit 1 965 ha de plus).
Stupeur et suspicion
Dès les premiers incendies déclarés, on a évoqué l’hypothèse terroriste. Bien plus qu’une simple psychose tunisienne, ce sont la nature même des incendies, leur emplacement, leur chronologie et dans certains cas leur reprise qui ont orienté vers la piste criminelle ou terroriste, en plus des causes naturelles évidentes.
En premier lieu et en analysant les statistiques données par l’Office national de la Protection civile sur une période allant du 27 mai au 10 août, on constate entre 2016 et 2017 une hausse du nombre d’incendies forestiers (52 de plus) et une hausse très importante du nombre d’hectares de forêt brûlés (+3 258 ha en 2017 en seulement deux mois). Ces statistiques ne laissent aucun doute quant à l’acte criminel.
Deuxièmement, la déclaration de plusieurs feux simultanément, à intervalles réguliers, dans huit gouvernorats et à des heures tardives de la nuit a immédiatement intrigué les agents de la Garde nationale qui ont ouvert des enquêtes et procédé aux arrestations dés les premiers jours.
Troisièmement, la localisation des foyers de départ du feu dans des zones reculées d’accès difficile comme les sommets de montagnes et la reprise de feux quelques jours après leur extinction ont renforcé la piste criminelle.
Le traitement sécuritaire de la situation pragmatique et efficace a permis d’explorer et d’analyser la dimension criminelle de certains incendies. Au total, 11 personnes ont été arrêtées, plusieurs enquêtes menées et un total de 35 procédures judiciaires effectuées (26 procès à Jendouba et 7 à Bizerte).
Des causes naturelles
-En période de grandes chaleurs, le lit végétal forestier se transforme en vecteur redoutable de flammes (exemple le pin d’Alep). «A Jendouba, les températures sont montées jusqu’à 59 degrés en plein soleil et 47 degrés à l’ombre. Cela a favorisé la dilatation des câbles électriques et la propagation des feux», précise le colonel-major Khélifa Chibani. L’enfumage des ruches d’abeille ou des actes de négligence tels que la préparation du thé sur le kanoun ou des mégots de cigarettes, des déchets jetés en pleine forêt sont souvent à l’origine des incendies.
La piste criminelle
Concernant les départs de feu ayant pour origine des actes criminels, le porte-parole de la Garde nationale, Khlifa Chaibani, a déclaré : «Un incendie n’est pas un simple crime. Pour prouver l’intention d’un criminel de mettre le feu, il nous faut des témoins».
Au 17 août, onze personnes impliquées dans ces crimes et dont la culpabilité a été prouvée ont été arrêtées. Trois d’entre elles ont été arrêtées à Bizerte, quatre à Jendouba et quatre autres à Béja. Ces actes malveillants sont pour la plupart crapuleux ayant pour but soit d’agrandir des champs agricoles, des pâturages pour les troupeaux ou de produire et de vendre du charbon. Les problèmes fonciers et des litiges familiaux ont été de même évoqués.
L’ombre terroriste n’étant pas exclue, des investigations menées par le ministère public ont permis d’identifier un seul cas à Sejnane où il s’agissait d’un individu appartenant à un réseau salafiste takfiristes.
Face au feu, des héros anonymes
La vague d’incendies qui a secoué la Tunisie a encore une fois révélé le vrai trésor de notre patrie : le capital humain. Face au feu, une armée d’hommes a combattu sans relâche, parfois pendant plusieurs jours, sous-équipée et en sous-effectifs mais avec le sens du devoir et l’acharnement pour sauver les vies humaines et les forêts. Une organisation qui rassemble plusieurs corps appartenant à la Direction générale des forêts, l’Office national de la Protection civile, la Garde nationale et l’Armée tunisienne.
Direction générale des forêts : priorité à la prévention
Face aux risques d’incendies forestiers, la Direction générale des forêts occupe les premières lignes. Elle joue à ce titre plusieurs rôles allant de la prévention à la sensibilisation en passant par la formation et la veille, pour donner l’alerte. Chaque année, la direction s’autoévalue après la saison estivale pour corriger les dysfonctionnements et améliorer son plan d’action. Le dispositif de lutte assure prioritairement la protection des zones habitées et limite, de ce fait, les pertes humaines et les destructions causées aux biens. En période estivale, le risque d’incendie augmente pour les 1,3 million d’hectares de forêt tunisienne et ses 800 000 habitants. La lutte contre les incendies de forêt commence en amont par une politique volontariste de prévention du risque. Le premier maillon de la chaîne est constitué par les 5 150 gardes forestiers, les 370 cadres et ouvriers des centres de protection forestière et les 160 tours de contrôle ou les agents se relaient par équipe de trois, 24h/24.
Outre le facteur humain primordial, la Direction générale des forêts dispose d’un arsenal de véhicules ruraux et de véhicules de lutte contre les feux de forêt adaptés aux pistes forestières escarpées. Un dispositif de 94 fourgons d’intervention légers (800), 39 camions-citernes d’une capacité de 3 000 litres et 13 camions-citernes de lutte contre le feu d’une capacité de 6 000 litres. En outre, la DGF dispose de véhicules, motorgraders, bulldozers et d’une unité de guidage et d’intervention mobile.
Face aux changements climatiques rapides et à la succession de plusieurs années de sécheresse, la Direction générale, réglementée par un code forestier, a établi un plan national de lutte contre les feux de forêt s’étalant de 2015 à 2024. Ce plan est réévalué de façon cyclique, grâce aux rapports émis par les centres de protection forestiers (10 sur tout le territoire) et des commissions régionales de lutte contre les catastrophes naturelles. Ce plan a pour but principal la protection du capital forestier tunisien et des populations habitant et exploitant cet espace. Il est axé sur trois volets : la prévention, la prévision et la lutte contre les feux.
La prévention a pour but de limiter au maximum le nombre de départs de feu en s’attaquant directement à leur origine, grâce aux interventions des gardes forestiers par l’information et la dissuasion. La prévision permet de se préparer à la lutte ou de minimiser les effets du passage du feu dans les milieux forestiers lorsque les mesures strictement préventives ont atteint leurs limites.
En matière de préparation à la lutte contre les incendies de forêt, il s’agit essentiellement de l’aménagement des circuits forestiers défensifs de l’espace, de l’installation de points d’eau mais aussi du recensement et de la représentation graphique de ces éléments, au bénéfice des intervenants, ou encore de l’installation de postes d’observation pour renforcer les tours de contrôle. La prévision comporte également la réduction du combustible arbustif et la préparation du terrain forestier à la lutte contre le feu. La lutte consiste à prendre toute mesure permettant de s’opposer au développement d’un incendie, de le réduire, puis de l’éteindre en s’appuyant sur les équipements de la DGF avec l’appui de l’Office national de la Protection civile et de l’Armée nationale.
La forêt tunisienne, poumon vital mais également espace de vie pour 800.000 habitants, doit faire face à de nombreux défis climatiques mais également à des conditions extrêmes en rapport avec un contexte politique et économique particulièrement «brûlant». Après l’extinction des feux, le temps est à l’extinction des rumeurs, aux enquêtes, à l’analyse et à l’autoévaluation, pour que naissent de la terre brûlée «de meilleurs avrils».
Amel Douja Dhaouadi
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