Les secrétaires d’Etat: Sont-ils nécessaires?
Qui l’aurait cru ? Un secrétaire d’Etat n’est pas en droit de signer le moindre document administratif, le moindre texte réglementaire, encore moins d’apposer son contreseing. N’étant pas un agent public subordonné du ministre, il ne peut être dépositaire d’une délégation de signature, comme le chef de cabinet et les titulaires d’emplois fonctionnels. « Il ne peut engager ni l’Administration, ni le gouvernement», confirme-t-on à Leaders au secrétariat général du gouvernement. Sont-ils alors nécessaires ? A quoi servent-ils ? Pourquoi Habib Essid avait-il supprimé le poste que son successeur Youssef Chahed a rétabli ? Comment cette fonction est-elle vécue par les secrétaires d’Etat eux-mêmes et les ministres ? Enquête illustrée par des témoignages édifiants.
Ils sont 65 secrétaires d’Etat, jusque-là recensés depuis la révolution, qui, avec 184 ministres, totalisent 249 membres du gouvernement, soit un peu plus du quart. Leur nombre a varié de 7 (sous Mehdi Jomaa) à 14 dans le premier gouvernement d’Habib Essid et actuellement. En 23 ans, Ben Ali avait usé 203 membres du gouvernement dont 92 secrétaires d’Etat parmi lesquels 33 ont été par la suite promus ministres. Comme son prédécesseur, l’actuel locataire de la Kasbah, Youssef Chahed, a commencé sa carrière gouvernementale en tant que secrétaire d’Etat à la Pêche (2015) avant de devenir ministre du Développement local (2016).
Participation à deux Conseils des ministres seulement jusque-là
S’ils sont mentionnés dans la Constitution du 27 janvier 2014, c’est de manière générique en tant que membres du gouvernement, sans autre précision. L’article 89 (Section II – du gouvernement) stipule en effet : «Le gouvernement se compose du chef du gouvernement, de ministres et de secrétaires d’État choisis par le chef du gouvernement, et en concertation avec le président de la République en ce qui concerne les ministères des Affaires étrangères et de la Défense.»
Ils figurent bien dans l’ordre protocolaire, après les ministres, mais ne siègent pas au Conseil des ministres (sauf cas rarissimes lorsqu’un dossier précis de leur périmètre doit y être débattu), mais participent cependant à des réunions ministérielles restreintes. Ils sont moins rémunérés qu’un ministre et ne disposent pas d’un cabinet autonome.
Depuis la formation du gouvernement Youssef Chahed, les secrétaires d’Etat n’ont été conviés qu’à deux Conseils des ministres : le tout premier, réuni à Carthage le 31 août 2016, sous la présidence du chef de l’Etat. Le second est celui en clôture de l’année 2016, le 21 décembre 2016, à la Kasbah. Protocole oblige, ils se trouveront placés très loin du président de la République et du chef du gouvernement. Quant aux comités restreints, chacun a dû prendre part, jusque-là, à une ou deux réunions...
Ce ne sont pas les seules frustrations pouvant cependant être ressenties.
«Simple figurant ou vrai collaborateur»
Sans compétences propres, «le secrétaire d’Etat dans un ministère, comme nous le précise le Pr Rafaa Ben Achour, lui-même titulaire de cette charge (2001-2002), puis ministre (2015), dépend du ministre. Il est dans une position de dépendance absolue par rapport au ministre. Ce dernier peut le réduire à un simple figurant ou en faire un vrai collaborateur responsable d’un pan entier de l’activité du ministère.»
Tout est question de personnes, c’est-à-dire de compatibilité d’humeur entre ministre et secrétaire d’Etat. Trois niveaux relationnels ont été relevés. Rupture quasi totale au départ, comme au ministère de la Santé publique sous Essid 1, entre Saïd El Aïdi (Nidaa) et Nejmeddine Hamrouni (Ennahdha), tensions au ministère du Développement, de l’Investissement et de la Coopération internationale entre Yassine Brahim (Afek), Amel Azzouz (Ennahdha) et Lamia Zribi (indépendante), mais tout finira par s’apaiser. Cohabitation respectueuse dans nombre de départements et entente totale dans d’autres. Ce n’est pas nouveau : déjà sous Ben Ali, les couloirs de certains ministères résonnaient de clashs véhéments. Bref, comment chacun perçoit son rôle et s’en accommode ?
Pompier et arbitre
La formation d’un gouvernement d’union nationale composée de représentants des partis de la coalition au pouvoir risque de compliquer les relations. Déjà qu’elles sont parfois «animées» entre ministre et secrétaire(s) d’Etat d’un même parti, les relations peuvent devenir tendues entre membres de partis différents. «Au lieu de me consacrer à l’essentiel, nous confiera Habib Essid, je me trouvais parfois éreinté par les apaisements à apporter d’urgence.» C’est d’ailleurs ce qui l’avait poussé à supprimer le poste, tout en reconnaissant sa nécessité dans certains départements, comme les Affaires étrangères, ainsi que l’impératif de créer un second dans chaque ministère afin d’assurer la permanence en cas d’absence du ministre.
L’unique règle de survie est de ne pas créer le clash. Il sera le plus souvent au détriment du secrétaire d’Etat. Mais, pourquoi ne pas composer, travailler ensemble harmonieusement et se rendre utiles, les uns et les autres, au service d’un même gouvernement et du pays?
Clarifications et esprit d’équipe
C’est l’affaire du chef du gouvernement, affirment plus d’un. La lettre de cadrage qui missionne chacun des ministres et secrétaires d’Etat ne suffit pas. En attendant une révision des textes en vigueur, des règles précises sont à édicter par circulaires générales ou spécifiques, et rendues publiques. De nouvelles traditions sont aussi à instaurer pour abolir le cloisonnement dans lequel certains risquent d’être confinés. Les exercices de team building, initiés par Mehdi Jomaa (qui y avait ajouté des matchs de foot), ont été réédités en version soft par ses successeurs, Essid et Chahed. Ceux qui étaient arrivés, un dimanche matin dans tel hôtel ou tel centre à Hammamet ou ailleurs, en costume cravate, ont dû se mettre en bras de chemise. L’atmosphère était certes décontractée. Mais, la fusion espérée n’a pas totalement pris.
«Le pouvoir ne se partage pas, clament certains ministres. Nous sommes les seuls responsables et uniques comptables devant le gouvernement et le Parlement», persistent-ils. «Alors, à quoi servons-nous ?», se demandent les «frustrés». En petits groupes, ils se retrouvent parfois pour déjeuner ensemble... et se réconforter mutuellement.
Happé par tant d’urgences, Youssef Chahed n’a toujours pas trouvé le temps de s’en occuper. Il doit pourtant s’y investir. Les témoignages que nous publions d’Habib Essid, de trois secrétaires d’Etat (dont sous le couvert de l’anonymat) et d’un ministre (sous X) et l’analyse du Pr Rafaa Ben Achour éclairent notre lanterneue.
Taoufik Habaieb
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