Quand l’équité tourne le dos à la filière d’excellence
Par Maledh Marrakchi, universitaire - La Tunisie a beaucoup investi dans son système éducatif depuis l’aube de l’indépendance, reflétant ainsi une conviction sans faille du leader Habib Bourguiba et de ses compagnons, que le seul salut de la Tunisie pour vaincre la pauvreté, la précarité, le sous-développement, résidait dans la « matière grise » de ses enfants. Il faut aussi reconnaître que cette conviction était largement partagée par l’élite tunisienne de l’époque dont témoigne les sacrifices faits par plusieurs familles pour envoyer leurs enfants faire des études à l’étranger et principalement en France, alors que la Tunisie était sous protectorat. Le leader Habib Bourguiba en était l’exemple même.
Au-delà de la politique d’éducation de masse qui a été menée, le pays a pris conscience dès la fin des années soixante de la nécessité de doter l’économie tunisienne d’une élite de haut niveau technique, et notamment des ingénieurs, capable d’épauler et de conduire la politique de développement économique, d’industrialisation et de modernisation de l’agriculture. Cette prise de conscience s’est traduite par la mise en place par feu Mokhtar Laatiri de la « filière A » et la création d’écoles d’ingénieurs dont la première fût l’Ecole Nationale d’Ingénieurs de Tunis, après l’Institut National Agronomique de Tunisie. Cette fameuse « filière A » consistait à permettre aux bacheliers tunisiens lauréats des sections scientifiques (essentiellement mathématiques) de bénéficier d’une bourse pour aller poursuivre des études dans les classes préparatoires aux Grandes Ecoles Françaises, et ensuite continuer des études d’ingénieurs dans les plus prestigieuses Ecoles d’Ingénieurs en France. La « filière A » ainsi constituée, était devenue la filière d’excellence pour les jeunes tunisiens de l’école publique et une des principales motivations des plus méritant parmi eux.
Cette politique en faveur de l’excellence s’est poursuivie avec la mise en place de différents autres mécanismes dont notamment l’instauration des lycées pilotes et de l’institut préparatoire de la Marsa «IPEST », devenus le symbole de l’excellence du système éducatif public tunisien.
Depuis trois ans, le ministère de l’enseignement supérieur a fait le « choix » de casser, de façon pernicieuse, la chaîne de l’excellence du système éducatif public tunisien, en instaurant de nouvelles règles pour l’accès à l’IPEST et aux classes préparatoires françaises, permettant aux jeunes tunisiens ayant réussi le bac français et non seulement le bac tunisien, d’intégrer ce concours sur la base d’une formule de score, la même que les titulaires du bac tunisien, calculée sur la base de la moyenne du bac et de notes obtenues au baccalauréat dans certaines matières.
Cette décision, en apparence anodine, constitue un manquement flagrant aux règles de base de l’équité d’un concours, et pas n’importe quel concours, le concours qui touche la future élite du pays, à tel point qu’on est en droit de se demander sur les raisons cachées d’une telle décision.
Sans s’attarder sur le fait que, de mon point de vue, ouvrir la porte aux tunisiens titulaires du bac français, de participer à ce concours sur dossier qui constitue le seul moteur de l’excellence de l’enseignement secondaire public tunisien, est un coup pour la souveraineté nationale et pour la valeur du baccalauréat tunisien et le système éducatif tunisien ; il est important de rappeler à ceux qui pourraient ne pas le savoir, que les deux examens de baccalauréat (tunisien et français) ne portent pas sur les mêmes programmes, pas sur les mêmes approches pédagogiques, et présentent des taux de réussite allant du simple au double. En 2016, le taux de réussite au baccalauréat tunisien était de 44,88% alors que le bac français a enregistré un taux de 88,5%.
Par ailleurs, contrairement aux pratiques établies depuis plusieurs années permettant aux tunisiens titulaires du bac français, de participer au concours d’orientation aux filières de l’enseignement supérieur tunisien, avec des quotas fixés par filière, la décision du ministère de l’enseignement de donner accès à l’IPEST et aux bourses pour les classes préparatoires françaises, à ces bacheliers du bac français n’a pas fixé de quota.
C’est ainsi qu’en 2015, le lauréat tunisien pour accéder aux classes préparatoires françaises, n’était pas titulaire d’un bac tunisien mais d’un bac français. Plus encore, en 2016 sur les 30 places disponibles pour les classes préparatoires françaises (avec bourse nationale), 5 places ont été octroyées à des tunisiens titulaires du bac français, ce qui représente un taux de 17%, alors que le pourcentage des bacheliers orientés à la suite du premier tour parmi les titulaires du bac français ne représente que 0,67% et que, ce même taux, dans les filières les plus prisées telles que la médecine ne dépasse pas 3,7%.
En allant plus dans le détail, on constate qu’en 2016 ; sur les 120 places ouvertes à l’IPEST, 4 places ont été occupées par des tunisiens ayant le bac français (3,4%) ; sur les 25 bourses attribuées aux classes préparatoires aux écoles d’ingénieurs françaises, 4 bourses ont été octroyées à des titulaires du bac français (16%) ; sur les 5 bourses ouvertes aux classes préparatoires de commerce, une bourse a été octroyée à un titulaire du bac français (20%). Il est a mentionné que le nombre de tunisiens qui passent le bac tunisien est de l’ordre de 130000 élèves, alors que ceux qui choisissent de passer le bac français en Tunisie est de l’ordre de 1400 élèves (0,1%).
Conséquences de cette politique, pour le moins inéquitable, plusieurs de nos bacheliers lauréats du bac tunisien ont été déclassés et donc écartés de la filière d’excellence, plusieurs des parents tunisiens, qui ont la chance d’habiter le Grand Tunis, choisissent désormais de s’orienter vers le bac français au prix de beaucoup de sacrifices.
Dans le même cadre de non équité, on peut se poser la question qu’en est-il des jeunes tunisiens qui ont fait le choix d’autres écoles d’enseignement secondaire reconnues en Tunisie, telle l’école américaine ou l’école canadienne.
Maledh Marrakchi
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De mon point de vue, plutôt que de prendre à partie les élites du bac français (qui sont aussi des élites non moins valeureuses ne l’oublions pas) pour défendre « l’excellence », c’est plutôt ce système élitiste qu’il faudrait remettre en question et plus généralement notre système éducatif. C’est là où s’est joué l’état de délabrement dans lequel nous nous trouvons et c’est là aussi que je jouera l’avenir de la Tunisie.