Interview exclusive - Béji Caïd Essebsi: Mes grands chantiers pour 2017
«Je n’ai fait allégeance à personne. Mon seul engagement, c’est celui que j’ai pris à l’égard de mon pays, la Tunisie, et du peuple tunisien», a répété plus d’une fois le président Béji Caïd Essebsi lors de l’interview qu’il a accordée à Leaders fin décembre, au palais de Carthage. Totalement affranchi de tout contrat, il martèle sa devise: «Fais ce que dois, advienne que pourra!» (Rabelais). Que retient-il le plus de l’année 2016? Et quels sont ses plans pour celle qui commence, 2017?
Pour le chef de l’Etat, la Tunisie amorce une remontée significative qu’il s’agit de confirmer et d’accélérer, tout en restant très vigilant quant à la situation sécuritaire. La consolidation de l’unité nationale et le renforcement d’une information plurielle, libre et responsable sont fondamentaux. La création d’un climat propice à l’alternance à échéances fixes, si prononcée par le verdict des urnes, est une expression essentielle de la démocratie.
Aussi, les prochaines élections municipales seront-elles l’occasion de mieux refléter la représentation locale.
Au niveau régional, la stabilisation de la Libye, menacée par une redoutable partition et sujette à des confrontations armées internes aux lourds dégâts, revêt une importance cruciale. C’est ce qui conduit la Tunisie à œuvrer avec les deux autres pays voisins immédiats et les plus concernés, l’Algérie et l’Egypte, à faciliter le dialogue interlibyen et permettre aux différentes parties concernées d’aboutir à la concorde. Intervie
Monsieur le Président, que garderez-vous le plus de l’année 2016?
Si je m’étais présenté aux élections, c’était pour me remettre de nouveau au service de la Tunisie. Nous avons trouvé le pays au bord du gouffre. Aujourd’hui, nous sommes sur la bonne voie, au début d’un processus inverse. Nous sommes en train d’amorcer une remontée qui, j’espère, se confirmera et s’accélèrera.
Nous étions confrontés au terrorisme et avons pris des coups assez durs, au Bardo, à Sousse, à Ben Guerdane et à Tunis. Mais nous avons déployé beaucoup d’efforts en matière de sécurité et enregistré une avancée positive. Le coup de Ben Guerdane aurait pu être fatal. Une horde de plus de deux cents terroristes étaient partis à l’assaut, cherchant vainement à créer un émirat. Ce n’était pas une simple menace, mais un véritable complot.
On ne gagne pas facilement et rapidement la bataille contre le terrorisme. C’est une véritable guerre. Nous restons optimistes quant à notre capacité à lui faire face et à l’emporter, grâce à la mobilisation des Tunisiens, à l’action du gouvernement et celle des forces sécuritaires et armées. Nous devons rester vigilants.
Et quid du retour des jihadistes?
Le procès d’intention qu’on nous fait de faire revenir les terroristes est un faux procès. Nous respectons la constitution et laissons chacun à la vertu de son dossier. Nous appliquons avec grande rigueur la loi et nous ne laisserons pas en liberté ceux qui ont été reconnus coupables.
Quels sont vos objectifs essentiels pour 2017?
Au moins trois.
D’abord, créer les conditions de l’union nationale.
Il faut y œuvrer à l’échelon du peuple et des différentes composantes des sociétés politique et civile et en faire une haute priorité. C’est la clé de la réussite. Les grands défis à relever ont tous besoin d’un engagement collectif et il n’est guère impossible d’y parvenir, malgré les divergences des uns et des autres.
Depuis la création de Nidaa Tounès, ma première préoccupation était de mettre fin à la polarisation, au sectarisme et aux clivages, convaincu qu’ils n’aboutissent à rien.
Nous avons réussi à engager un processus démocratique : des représentants de 16 partis et des indépendants sont élus à l’ARP, un gouvernement de coalition nationale est formé, mais en définitive, la démocratie ne se décrète pas, elle se pratique. Je sais que c’est long, difficile, mais nous finirons par y arriver. Il faut d’abord un Etat de droit.
Et le deuxième objectif?
Favoriser une information plurielle, libre, responsable. Pendant plus d’un demi-siècle, la Tunisie a été gouvernée par un seul parti. Elle ne comptait qu’une seule chaîne télé et quelques journaux. Nous voilà avec 85 publications, plusieurs dizaines de journaux électroniques, 44 stations radio et une douzaine de chaînes télé qui tous opèrent sur un même paysage politique, économique et social.
Je suis toujours pour la liberté d’expression, pour l’indépendance des médias et le respect du métier de journaliste. Mais l’exercice de la profession doit relever de principes. C’est à la profession de les définir et de les faire respecter à travers ses instances représentatives. Je ne crois pas que l’autorité soit la plus appropriée pour le faire, je suis pour l’autorégulation par la profession elle-même.
Quel sera alors votre troisième objectif?
Créer un climat propice à l’alternance. L’alternance en elle-même n’est pas une obligation à l’issue de chaque scrutin. C’est aux électeurs de la confirmer ou non, à des dates fixes. Heureusement que le peuple tunisien est mûr, pleinement conscient de ces enjeux et attaché à ses droits.
Evidemment, d’autres préoccupations majeures restent à résoudre au cours de l’année qui commence.
C’est-à-dire?
Le grand problème au lendemain de l’indépendance, c’était de combattre l’analphabétisme. Notre problème aujourd’hui, c’est de donner de l’emploi à ceux qui ont été éduqués, plus particulièrement les jeunes diplômés. Chômage étouffant, pauvreté, régions marginalisées: c’est une situation explosive qui nous interpelle et exige qu’on intervienne d’urgence. Il faut reconnaître que depuis quelque temps, les tensions commencent à se réduire progressivement. Mais, nous devons agir.
Les prochaines élections municipales seront importantes?
Assurément. Ce sera une étape cruciale dans l’instauration de la démocratie locale et la consolidation de la démocratie en Tunisie.
Ce scrutin de proximité à travers 365 municipalités suscitant sans doute l’entrée en lice de nombreuses listes indépendantes pourrait changer la cartographie politique et laisser émerger de nouvelles figures issues notamment de la société civile...
Tant mieux ! Il n’y a pas un responsable valable pour tous les temps et tous les lieux. Il faut que la représentation locale, régionale et nationale soit le miroir qui reflète la réalité du pays.
Séquence après séquence, apaisement des tensions internes, renforcement de la sécurité et mobilisation des investissements, vous abordez à présent pleinement la question libyenne. Vous vous en êtes entretenu, tout récemment à Alger, avec le président Bouteflika et vous avez dépêché votre ministre des Affaires étrangères au Caire auprès du président Sissi. Peut-on parler d’une initiative tunisienne?
La politique d’un Etat tient compte de l’histoire et de la géographie. Or, nous sommes entre deux pays voisins. Sur le plan sécuritaire, nous avons fait beaucoup de choses avec l’Algérie. Nos frontières sont mieux sécurisées. Mais avec la Libye, la situation est différente. Des frontières de plus de 500 km longtemps ouvertes au trafic de marchandises, aux contrebandiers et aux terroristes.
Nous disons toujours que la Tunisie et la Libye forment un seul pays, avec deux Etats. Aujourd’hui, il n’y a plus d’Etat en Libye, mais l’émergence de nombreux groupuscules fortement armés.
La Tunisie ne prend position ni pour les uns, ni pour les autres. Elle est avec la Libye et nous tenons à ce qu’elle ne subisse ni intervention extérieure, ni partition.
Les voisins immédiats de la Libye ont leur mot à dire. Il y a d’autres qui peuvent aider, mais ce sont les plus proches, l’Algérie, l’Egypte et la Tunisie, qui ont le plus intérêt à ce que la Libye s’oriente vers l’entente et l’unité nationale. Aucun des voisins n’a à intervenir avec un agenda propre. Le seul agenda, c’est celui de la Libye et des Libyens. Le risque de partition est fort menaçant. Ce sera alors la catastrophe. La Tunisie est en train d’œuvrer dans le sens du rapprochement, de l’entente et de l’union nationale. Les parties réticentes n’y ont pas intérêt. Nous pouvons avancer dans ce processus et tenir des réunions au niveau des ministres des Affaires étrangères des trois pays, puis au niveau des chefs d’Etat.
Quels sont vos vœux pour 2017
Confirmer l’avancée. Je crois à la dynamique du changement qui va crescendo. Etre vigilants et être unis.
Il y a aussi l’important et l’essentiel. Ne pas diverger sur l’essentiel. L’essentiel, c’est l’intérêt supérieur de la Tunisie. Aucun défi ne peut être relevé sans l’unité dans le patriotisme et le sens de l’Etat.
Un effort sur soi-même est indispensable pour chacun et pour tous. Dans mon livre Tunisie, démocratie en terre d’islam, j’ai cité deux versets coraniques:
«فأمّا الزّبد فيذهب جُفاء وأمّا ما ينفع النّاس فيمكث في الأرض»
الرّعد الآية 17
... L’écume est jetée au rebut, tandis que ce qui est utile aux hommes demeure sur la terre.
«إِنَّ اللَّهَ لا يُغَيِّرُ مَا بِقَوْمٍ حَتَّى يُغَيِّرُوا مَا بِأَنفُسِهِم»
الرعد الآية 11
... Dieu ne modifie point l’état d’un peuple tant que les hommes qui le composent n’auront pas modifié ce qui est en eux-mêmes.
Je suis confiant en l’avenir. Les Tunisiens iront dans ce sens. C’est un peuple mûr, produit de 60 ans d’éducation depuis l’indépendance et d’une civilisation trois fois millénaire.
Propos recueillis par Taoufik Habaieb
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Dans la traduction des deux versets, Dieu ne parlait pas des hommes mais des gens (النّاس + قَوْمٍ).